Ils étaient là. Céphalopodes ? Mollusques ? Qu’importe ? Calmes blocs d’azur tapis trois mètres plus bas, prisonniers du sable comme un vol d’oiseaux apprivoisés par une main cruelle. Planant dans le doux ressac du récif, incapable de nommer ces coquillages, j’en ressentais pourtant le souvenir en moi suscité, comme un appel à plonger les prendre pour varier l’ordinaire de nos repas du bout du monde. Quelques coups de palmes plus tard, les créatures sans nom rejoignirent dans mon filet les oursins, seuls animaux que nous nous étions jusqu’alors autorisés à prélever sur l’île de Xanour.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Tu veux nous faire manger ça ? Même Jean-Baptiste qui passe la moitié de sa vie avec les coquillages ne sait pas ce que c’est !
— Pas de panique Carl ! Ce n’est pas un partiel de biologie ! Je connais un million de « coquillages », comme tu dis, mais aucun n’est vénéneux.
— Pourquoi arborent-ils alors ce bleu si provoquant ? Pour signaler aux tortues un mets de premier choix ?
— Une tactique Carl ! Une tactique ! Suis-je couleur d’azur parce que je suis vénéneux ou pour faire croire que je le suis ? Indécidable… En plus nos bestiaux bénéficient de la protection des coraux urticants. Regarde le bras de Daniel ! Ne serait-il pas choquant que de telles blessures lui échoient pour rien ?
— Mais Jean-Baptiste…
Je laissais Carl et Jean-Baptiste à leurs débats scientifiques pour aller chercher la dernière bouteille de Sancerre dans notre puits réfrigérateur. La forêt s’emplissait des mille bruits du soir que mes savants amis m’apprenaient à reconnaître. Malgré le plaisir du spectacle, je ne m’aventurais jamais sans une certaine appréhension sur le petit chemin qui menait au puits. Que pesais-je au regard de cette somptueuse machine ? Tué scherzando d’une morsure foudroyante, dévoré vivace par les fourmis géantes ou massacré col legno par un indigène irascible ? La fête en serait-elle moins belle ? Le spectacle moins grandiose ? Et pourtant, malgré toute la sagesse que me soufflait l’équilibre dramatique de la nature, je n’arrivais pas à m’abstraire de moi-même. Je souhaitais même violemment être encore là lorsque Carl, Ludovic et Jean-Baptiste videraient la bouteille de Sancerre.

— Cet élixir grandi sur une roche fossilifère se mariera merveilleusement à votre plateau de fruits de mer ! dis-je en singeant le sommelier de l’Ambroisie où nous prétendions en jeu prendre nos repas.
— Je connais ta théorie, soupira Jean-Baptiste. Ce qui me désespère le plus c’est que je n’y trouve pas d’exception, ni surtout d’explication. Les vignobles plantés sur des sédiments marins fossiles semblent indétrônables pour les vins à boire avec les coquillages.
— Jean-Baptiste, un zeste de poésie ferait de toi le meilleur naturaliste de ta génération, lui dis-je en débouchant la bouteille. Pourquoi refuses-tu de voir les liens qui tissent le monde ? Ces coquillages, le Sancerre, le calcaire, notre plaisir à percevoir ces liens : pourquoi le Muséum ne parle-t-il jamais de ce qui m’intéresse ?
— Si nous passions à table ?
Ludovic venait de nous rejoindre après sa longue séance quotidienne de qigong sur la plage. Il s’isolait pour cela dans la crique voisine et pourtant il enchaîna comme s’il avait suivi toute la conversation :
— Les coquillages sont les éboueurs des mers. Des filtres à métaux lourds, des pompes à merde, même ici ! J’y touche pas. Pas plus qu’à votre élixir de l’anamnèse : l’alcool grille mes connexions pour six semaines.
— Mais non ! Dionysos est le grand connecteur ! Le seul dieu grec sans variante locale, le seul à nous unir au lieu de nous diviser… Trop musculaire ton kung-fu, trop cérébrales tes théories (dit avec l’accent chinois); l’important ce n’est pas le signe, c’est ce que tu en fais…
— Bordel, le voilà qui se prend pour Derrida ! grommela Ludo derrière sa moustache.
Ces échanges futiles se sont à jamais gravés dans ma mémoire. En repensant à tout ce qui s’est passé depuis, notre langage peut paraître suranné, voire ridicule, mais c’est comme ça que nous nous parlions. J’avais connu Carl et Ludovic au lycée. Nous nous fréquentions depuis sans nous être jamais posé la question de savoir ce qui nous liait. Jean-Baptiste Laignel, de dix ans notre aîné, avait été le professeur de Carl à la fac et cette mission scientifique nous avait fourni l’occasion d’une petite virée sous les tropiques.
Le repas s’engagea donc sur ces joutes stériles d’éternels étudiants qui lisent les mêmes livres depuis des années. Coquillages pour Jean-Baptiste et pour moi, oursins pour Carl et pour Ludovic. Le soleil des tropiques disparut presque aussi vite que notre bouteille de Sancerre et, une demi-heure plus tard, nous entamions une digestion sereine en contemplant les derniers rougeoiements de l’océan lorsque Jean-Baptiste s’écria :
— Tiens voilà les Oulala Safébobo, il va falloir que je vous quitte !
Laignel jouissait d’un tel passé d’intellectuel progressiste qu’il pouvait se permettre de faire rire de plaisanteries interdites au commun des mortels. Les habitants de l’île étaient grands, beaux et parfaitement glabres. Une enveloppe uniforme de graisse ne nuisait pas à leur charme et rendait même leurs femmes très désirables. Mais ils portaient tous sur le visage un mélange inqualifiable d’inquiétude et d’acuité qui nous fit rire de bon cœur au mot de Jean-Baptiste.

Depuis le début de notre séjour, une semaine plus tôt, les « Oulala Safébobo » nous visitaient régulièrement à la tombée de la nuit et refusaient tout aussi régulièrement les mets que nous leur proposions. Pour leurs besoins, ils exploitaient toutes les ressources de l’île avec une prédilection marquée pour les singes hurleurs et les iguanes marins dont ils faisaient une consommation gargantuesque. Au petit matin nous nous amusions à les voir poursuivre dans les rochers de la plage ces reptiles au métabolisme ralenti par la fraîcheur surprenante des nuits de Xanour. Ils les assommaient avec de grosses tiges de bambous dont une extrémité, taillée comme un rasoir, leur servait pour dénicher les iguanes tapis dans les anfractuosités du terrain. Ce même ustensile, dont les hommes ne se séparaient jamais, achevait aussi les grands singes. Nous n’étions jamais conviés aux agapes des indigènes, mais chaque soir ils nous apportaient des corbeilles pleines de fruits et de galettes confectionnées avec une variété locale de manioc. Un instinct infaillible semblait les avertir de l’heure de notre dessert. Mais cette intuition résultait peut-être du travail de guetteurs. Le comportement des indigènes mêlait le rite et la curiosité. Inutile de dire que nous ne nous étions jamais méfiés d’eux. Leur caractère imprévisible et leur étrangeté correspondaient tout à fait à l’idée que nous nous faisions d’une île paradisiaque ignorée du commerce mondial et de son gouvernement de tutelle.
Dès l’arrivée des indigènes Jean-Baptiste vint s’asseoir à mes côtés, sans doute pour laisser libre l’espace où nous savions qu’allaient s’accroupir les visiteurs. Ce soir-là, ils étaient neuf, dont deux jeunes filles.
— Tiens, vise un peu la petite derrière l’ancêtre !
— Ludo !
— Penses-tu qu’elle comprenne le français ?
— Je pense surtout que tu es moins regardant pour ton lit que pour ton assiette.
— Daniel ! La perpétuation de l’espèce exige que nous prenions quelques risques.
— …et que parfois nous nous sacrifions, ajouta Jean-Baptiste.
— Je ne suis pas sûr que l’ancêtre te laisse perpétuer avant de procéder au sacrifice, lui dis-je sur le ton de la badinerie.
— Je vous trouve bien pessimistes. Ne lisez-vous pas dans ces yeux de velours la pression de la loi exogamique ?
— Ne serait-il pas plus poli de grignoter leurs cadeaux plutôt que de disserter sur leurs femelles ? proposa Carl.
— Approuvé. Mais l’un n’empêche pas l’autre.
Xanour offrait une merveilleuse diversité de fruits. Bizarrement, comme celles des œuvres des grands artistes, leurs saveurs semblaient tous apparentés. Un goût suave et acidulé les rangeait dans la même catégorie gustative. Mais abonnés depuis quelques semaines aux nourritures en conserve du Beagle II, nous ne boudions jamais le plaisir de ces desserts rituels. Dès que nous nous mîmes à manger, la réunion se fit moins formelle et les conversations s’engagèrent avec entrain. De loin le langage des indigènes rappelait le bruissement d’une forêt humide. Des voyelles très douces entrecoupées de clics, d’éclats, de bruits aquatiques.
Au-dessus de nous, les palmes chantonnaient sous la caresse de la brise qui venait de se lever. Bientôt les hommes firent entendre à leur tour une mélopée lancinante rythmée par leurs battements de mains. Comme pour narguer notre continence au long cour, la jeune fille que nous avions remarquée se leva pour effectuer une danse lente et d’une vertigineuse impudeur. Son numéro terminé, elle retourna sagement vers sa place en inclinant la tête devant le vieux chef dont les yeux brillèrent à cet instant d’un éclat singulier. Nous applaudîmes pour marquer notre enthousiasme et les discussions d’après-dîner reprirent de plus belle.
Quarante minutes plus tard, l’ancêtre se leva, sa troupe s’apaisa, il s’approcha pour prendre congé de Jean-Baptiste – notre ancêtre – et, passant à côté du foyer il y vit les coquillages que nous avions négligemment jetés sur les braises. Il dit alors très distinctement et très gravement une phrase lente qui résonnera toujours à mes oreilles. Aussitôt, les deux filles entamèrent un youyou lugubre. « Nice requiem » dit Jean-Baptiste. L’instant d’après, il avait la carotide sectionnée par le bambou du vieux chef.
Le jet de sang devint vite une giclée puissante dont Jean-Baptiste aspergea mon bras mis à vif par les coraux urticants. J’oscillai entre la nausée que m’inspirait ce contact et la colère contre Jean-Baptiste qui me l’infligeait. Pendant les quelques fractions de secondes de combat intérieur, Ludovic jeta le vieux chef à terre – maîtrisant ainsi trois jeunes gaillards occupés à relever l’ancêtre – il envoya braises et coquillages sur la troupe menaçante et décocha un formidable coup de pied dans la tête de l’indigène le plus entreprenant. Il exécuta pour finir un ballet digne des meilleurs films de Hong Kong et s'écria : « Au bateau ! ».
Les filles avaient poursuivi leur youyou pendant toute la scène. Des os avaient craqué. Mais le grognement sourd des combattants me parvenait désormais comme le témoignage trop convenu d’un monde de fantaisie. Quelque chose en moi s’évadait. Je n’étais plus dans le film.

Dans l’eau j’entendis Carl crier : « Et Jean-Baptiste ? »
— Il est mort, répondit Ludovic avec un calme qui semblait imperturbable.
Les Xanouriotes craignaient la mer. Séjour des monstres et des esprits, elle leur inspirait une sorte de terreur religieuse et pour rien au monde ils n’auraient accepté de s’y baigner. Malgré les divers objets que nous destinait leur fureur, nous étions donc en sûreté. Au cours de ces tribulations, je restais sous l’emprise de la nausée. Après l’écœurement ressenti lorsque le sang de Jean-Baptiste s’était déversé sur moi, j’étais agité maintenant d’un malaise inédit : le dégoût de la mer. Le sel, le balancement des vagues, le goût même de l’eau que je sentais peuplée d’innombrables animalcules, tout cela me soulevait le cœur. Prisonnier de ma nausée, je me trouvais vite distancé par Carl et Ludovic et je m’arrêtai de nager pour vomir dans le lagon tout ce que renfermaient mes entrailles.
Entre mes spasmes, j’entendis bientôt les crachotements du moteur que mes amis essayaient de démarrer. Une semaine de vacance avait rendu la bête paresseuse. Carl vint à la poupe et cria « Daniel ! Que fais-tu ? Dépêche-toi, ils arrivent ! » Dans la pénombre je percevais en effet les ahans frénétiques des Xanouriotes montés sur leurs catamarans. Après nous avoir lancé tout ce qui leur tombait sous la main, ils avaient couru vers la plage où se trouvaient leurs quelques bateaux et ils allaient maintenant doubler le petit cap qui fermait la crique où nous étions mouillés. Dans quelques minutes, ils arriveraient au bateau. Seul, malade et sans arme, je sentis soudain le goût du sang sous ma langue et je me surpris moi-même en faisant demi-tour pour affronter les indigènes. Je me sentais l’âme d’un chasseur et seuls les appels persistants de Carl me ramenèrent à la raison puis au bateau. Je m’en approchais au point de toucher l’échelle lorsque le moteur se souvint de sa fonction. Ludovic monta sur le pont et me lança un « Tu te décides ? » rageur qui me déplut beaucoup. Je m’arrachai de l’onde, mais dès que je mis le pied sur le pont, je m’écroulai pour sombrer dans l’inconscience.

La fuite ne s’interrompait que quelques instants pour me laisser prostré dans un fourré boueux, tentant de reprendre haleine avant que l’ennemi n’eût le temps de s’intéresser à moi. Une lutte par trop inégale à laquelle la fuite ne nous soustrayait que si le monstre avait affaire ailleurs. Je courrais pourtant parmi les cadavres de mes congénères abandonnés aux charognards, des petites bêtes à poil ravies de notre déchéance, je courrais en proie à la peur, avec la certitude que le tueur se rapprochait.  Je sentais son haleine froide sur mon corps et il me semblait déjà sentir le coup de griffe qui avait éventré tant de mes compagnons. Ma fuite se faisait plus rapide et je tentais de profiter des obstacles de la forêt pour retarder le monstre. Mais l’histoire était écrite, je savais qu’il se rapprocherait inexorablement avant de m’allonger le coup fatal. Cette certitude portait ma panique à son paroxysme. Je me précipitais dans chaque taillis,  chaque amoncellement de rochers pour gagner quelques mètres. Peu à peu, j’étais pourtant poussé vers la clairière où nul obstacle ne l’arrêterait plus. Cela durait. La fuite se prolongeait sans avant ni après, sans soir ni matin comme la scène immuable d’une détresse éternelle. L’ennemi, la proie, la peur. Au bout de la répétition nauséeuse de ce cycle de l’horreur, je finissais tout de même par dégringoler dans un amas de souches, de pierres et de terres éboulées pour atterrir sur une plage où je savais l’échéance proche. Et c’est dans l’hébétement de la terreur que m’atteignaient les appels de mes congénères. Ils étaient là, dans la mer, non loin du rivage, et m’invitaient à les rejoindre. Dans un ultime sursaut je réussissais à me jeter à l’eau pour constater avec stupéfaction que l’ennemi restait à terre. J’étais sauvé.

— Ludo ! Il revient à lui !
J’ouvris les yeux sur Carl et Ludovic. Ils m’apprirent que je venais de passer deux jours à délirer d’un délire froid, sans fièvre, qui laissait impuissantes leurs maigres connaissances médicales. Ils semblaient ravis de me retrouver. Ces deux-là étaient trop éloignés pour pouvoir se parler en l’absence de Jean-Baptiste ou de moi-même et les deux jours de tête-à-tête n’avaient pas dû leur être très agréables après ce que nous venions de vivre. Carl s’employa tout de suite à combler le déficit :
— Daniel, qu’est-ce qui nous arrive ? J’ai l’impression que le vidéo club s’est trompé de cassette.
— Nous avons probablement offensé un de leurs tabous et Laignel en a fait les frais, répondit Ludovic.
— Tu oublies ses dernières paroles, quand j’y repense, ça fait froid dans le dos.
— C’était de l’humour ! renchérit Ludovic. Une de ses plaisanteries un peu lourdes. Pas la peine d’en faire tout un plat. OK ?
En y repensant pour la première fois, j’étais tétanisé par l’enchaînement des événements. Les coquillages, la mort de Jean-Baptiste, ma maladie, tout cela donnait une impression trouble de déjà-vu. En outre, je ressentais depuis mon réveil un sentiment d’étrangeté qui me séparait de mes amis. Par le passé, la fatigue, un éclairage particulier ou des circonstances exceptionnelles avaient pu me faire ressentir la charge d’inconnu latente même chez ceux qui nous sont le plus proches, mais Carl et Ludovic me semblaient au contraire désespérément pareils à eux-mêmes alors qu’une page s’était tournée en moi et que j’avais hâte d’inscrire sur les suivantes des signes que je ne connaissais pas encore.
J’écoutais Carl et Ludovic discourir sur le « nice requiem », sur les coquillages, sur mon intoxication, je les écoutais comme on regarde du train les amis restés sur le quai. Moi, d’habitude si bavard, si friand de polémiques oiseuses, je restais silencieux au moment de parler du seul événement qui nous fut arrivé depuis que nous nous connaissions. Politesse ironique de la décadence, le style bêtifiant que nous affectionnions tant ne permettait pas de parler de la mort d’un ami, ni de ce que je sentais confusément en moi. Alerté par cette réserve inhabituelle, Ludovic me proposa de monter prendre l’air sur le pont. Quarante-huit heures d’inconscience sur une couchette avaient pu tarir ma verve et ternir mon esprit. Je suivis donc mes amis sur la petite échelle qui menait au pont. La vision de la mer, sans aucune terre à l’horizon, me frappa d’un vertige immense. Un soleil aveuglant faisait exploser l’onde en myriades de cristaux que je sentais habités de milliards de vies inconnues.  Ce spectacle me fit immédiatement refluer vers la cabine comme un animal traqué.
— Daniel, que se passe-t-il ? Ça va ? s’inquiéta Carl.
— Où sommes-nous ?
— Mais enfin, tu le sais bien. Nous sommes en plein Océan Indien.
— Il faut me débarquer au port le plus proche. Je ne supporte plus la mer !
— Arrête de déconner, dit Ludovic, nous sommes tous sonnés. Nous aussi, nous avons perdu le goût de la croisière mais…
— Tu ne me comprends pas. Je ne peux plus rester avec vous. Il faut me débarquer !
— Mais…
Moi non plus, je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Seule parlait en moi l’exigence impérieuse qui me poussait à terre et je m’employais à l’imposer à mes amis. Lorsque mon énergie leur eut fait ressentir cette nécessité, ils n’eurent plus qu’à se convaincre qu’il me fallait d’urgence voir un médecin et il déroutèrent le bateau vers Djibouti. Je ne dis rien pour les éclairer sur un état qui, s’il avait pour moi l’éclat d’une évidence, ne pouvait être expliqué ni même énoncé. De toutes façons, Carl et Ludovic ne comptaient plus.

L’approche de la terre fut comme une délivrance, un accomplissement. Ma première vision de Djibouti ce fut ces silhouettes de sportifs découpées sur le sable de la plage au petit matin. Pompes et jogging, le parfait attirail de l’homme moderne incrusté sur les couleurs apaisées de l’Afrique. Notre navire s’apprêtait à glisser dans le port lorsqu’une vedette kaki nous aborda. Un homme affable, mi-policier, mi-dandy, filiforme dans son costume d’opérette, vint nous rejoindre sur le pont. Il s’exprimait dans un anglais rudimentaire mais efficace et tenta de nous dissuader d’accoster. Des troubles, dont l’explication nous parut aussi picaresque qu’incompréhensible, ravageaient la région. « Many, many killings ». Mais avant que Carl et Ludovic n’eussent le temps de reprendre en chœur les rengaines qui leur brûlaient les lèvres, j’avais décidé l’homme à me débarquer au poste de douane.
Mon sac était fait. Je l’empoignai prestement, tentai par quelques phrases mal choisies de calmer mes amis et sautai sur la vedette de l’asperge kaki. Au gouvernail, un mastodonte en débardeur arborait des scarifications en forme de trident sur une épaule musculeuse et balayait la ville de grosses jumelles marines. Il ne m’adressa pas le moindre regard quand je le dépassai pour aller m’asseoir à l’avant de la vedette où je fus bientôt rejoins par mon Scarpia tropical :
— Qui êtes-vous ? me demanda-t-il sans aménité.
— Je pourrais vous retourner la question. Votre bateau ne présente aucun des insignes d’usage.
— Je suis un officiel. Je vous l’ai dit, notre pays traverse une période de troubles. Alors ?
— Je suis Daniel Adelaïde, annonçai-je crânement pour masquer l’embarras que me causait le fait d’être en vadrouille dans un pays où coulait le sang.
Mais en même temps que ce sentiment perçait en moi, je le trouvais ridicule et décidai de l’oblitérer en racontant toute l’histoire à notre homme. Trois Français prennent un congé sabbatique pour accompagner autour des océans leur ami zoologue. Celui-ci se fait massacrer par des sauvages et l’un des Français, qui ne supporte plus la mer ni ses amis, demande à quitter le navire. L’homme sembla déçu de mes explications :
— Vous essayez de me faire croire que vous arrivez par hasard à Djibouti ?
— Je ne crois pas au hasard, mais si vous voulez dire que ma visite n’était pas prévue, alors oui, c’est ce que je veux vous faire croire.
Une consternation croissante se lisait sur son visage. Soudain, il se ressaisit et m’annonça calmement :
— Combien pouvez-vous me donner pour que je vous débarque quelque part où vous ne serez pas massacré dans les cinq minutes ?
— Je vous remercie de votre prévenance, lui dis-je, mais je n’ai guère l’habitude de ce genre de tractations, d’ailleurs…
Un petit geste de la main, que j’avais pris pour un signe de dépit, avait lancé sur moi le gorille en marcel. Je me retrouvais ceinturé par ce mélange déplaisant de muscles et de graisse.
Well… commença posément l’officiel.
Un coup de tête arrière fit hurler le cerbère de douleur. Il porta les mains à ce qui lui tenait maintenant lieu d’appendice nasal et j’en profitai pour lui balancer un coup de pied refusé par les puristes mais bien pratique pour se sortir de certaines situations embarrassantes. Cette efficacité, alors que le sport n’avait jamais été pour moi qu’une vague thérapie, me laissa perplexe quelques secondes.
— Bien joué, reconnut le pandore, où voulez-vous que je vous dépose ?
Non sans avoir pris la précaution d’achever le travail en expédiant mon adversaire à l’eau, j’indiquai les docks déserts qui s’étendaient devant nous. Le nouveau skipper accosta près d’un escalier dont les marches en béton descendaient dans la mer. J’y sautai avec soulagement, prenant garde de ne pas me mouiller les pieds. Le paysage que je découvris me fit presque regretter mon choix. Les entrepôts étaient abandonnés ou inachevés et la plupart était frappé du trident que j’avais observé sur l’épaule du colosse. Une marque faite au pochoir. Nette. Du travail organisé. Je me retournai pour voir que la vedette venait de récupérer son conducteur endommagé. Il fallait m’éloigner rapidement vers des lieux plus conviviaux. À cet instant, mon sac me parut soudain trop lourd et je le délestai de la pile de livre qu’il contenait. L’érudition commençait à me lasser.

What are you doing here ?
L’accent, inimitable, trahissait un compatriote.
— Je pourrais vous retourner la question !
L’emblème de Secours du Monde dont était frappé le 4X4 rutilant de mon interlocuteur donnait pourtant quelques éléments de réponse.
— Montez ! m’intima-t-il. Je n’aime pas m’attarder dans ces parages.
Je m’installais avec satisfaction dans son château fort climatisé. Il me tendit une main cordiale et formelle :
— Pierre Barthélemy, Secours du Monde…
Majestueux et dodu, l’homme était petit, frappé d’une calvitie précoce et portait des lunettes cerclées d’acier.
— … et voici Haïlé Belesse, mon adjoint.
Sur le siège arrière, un Africain filiforme m’adressait un sourire poli.
— Daniel Adélaïde. Touriste… Vous me semblez inquiet. J’espère que je n’y suis pour rien ?
— Mais d’où sortez-vous ? Vous ne lisez pas les journaux ? Vous ne regardez pas la télé ?
En échange de mon histoire le docteur Pierre Barthélemy m’apprit où je venais de mettre les pieds. Depuis quelques mois, des bandes surgies de nulle part se livraient à des massacres dans toute la région. Aucun facteur ethnique ou religieux ne paraissait  motiver ces tueries. Elles n’étaient pas non plus prétexte à des pillages ni même aux exactions habituelles sous certaines latitudes. Les autorités et les groupes d’auto défense étaient impuissants devant ce phénomène dénué de logique apparente. Les commandos terroristes frappaient n’importe où, éventraient une dizaine de personnes – jamais de blessés – puis s’évanouissaient dans le paysage. On comptait déjà plusieurs milliers de victimes dans le pays et les structures commençaient sérieusement à vaciller.
— À quoi servez-vous s’ils ne laissent que des morts derrière eux ? me permis-je de demander.
— Je me suis posé cette question pendant trois semaines avant de renvoyer mon équipe en France. C’était il y a quinze jours et je me suis accordé trois semaines de plus pour tenter de voir plus clair dans tout cela.
— Et…?
— Avant de m’engager dans l’humanitaire, je travaillais dans un groupe de recherche sur la géographie des épidémies. J’ai donc eu l’idée de tester les modèles mathématiques qui m’étaient familiers sur la cartographie de ces massacres. Mon intuition était la bonne. Les tueries se propagent selon le modèle géographique et mathématique d’une pandémie.
— Vous voulez dire que l’envie de tuer serait contagieuse ?
— En tous cas, elle est organisée de manière à faire le maximum de dégâts. Nous n’avons pas à faire à des fous.
Nous roulions dans des faubourgs poussiéreux écrasés de soleil et d’ennui. J’imaginais mal que des explosions soudaines pussent ensanglanter cette monotonie. Mais, à bien y regarder, le malaise était visible, la médiocrité résignée traçait la route des tueurs. L’essence même des choses semblait pervertie par quelque agent délétère, menaçant de tout emporter. Je rêvais un peu de cataclysmes et de fléaux pendant que la voiture parcourait deux ou trois avenues inutiles. Puis, sans transition, nous nous retrouvâmes au centre ville.
— Pierre, pouvez-vous m’arrêter ici, dit soudain Haïle Belesse dans un français très correct. On se voit demain, comme prévu?
— Bien sûr. À demain… Monsieur Adélaïde, tout cela ne vous intéresse peut-être pas, mais si vous voulez entendre la suite de l’histoire, je vous offre un verre au bar des Ambassadeurs, le dernier semblant de civilisation dans cet océan de barbarie.

Je me demandais en entrant pourquoi il était si cher à Paris d’obtenir une couleur de plafond qui semblait ici résulter naturellement de la négligence et de l’incurie. Le charme désuet du bar était tout entier dans le grondement sourd de l’Afrique sous la prétention pathétique au standing. Cuirs craquelés, patines, écailles. Naguère, cette esthétique ridicule qui précipite les foules civilisées vers la moindre brocante m’aurait ravi, mais ce jour-là, le réduit de civilisation me parut bien fragile pour résister à la déferlante barbare. Heureusement, la livrée du serveur était encore aussi immaculée que sa bière était glacée. Le docteur Barthélemy poursuivit son récit.
— L’absence de résultat me minait. Un médecin peut perdre quelques patients, mais cette impuissance m’était insupportable. Alors, je décidai d’attaquer le problème par un autre bout. Une introduction officielle me permit d’aller interroger quelques-uns des très rares membres de commandos terroristes capturés après un massacre.
J’engageai un interprète et je me rendis à la prison de Zirkounet, la sombre bâtisse que vous avez aperçue sur la colline. Après quelques bakchichs, je restai seul avec les prisonniers enchaînés à des anneaux scellés dans le mur. Je vous passe les détails, ils figurent dans tous les rapports d’Amnesty International.
Je sentis tout de suite que quelque chose clochait. Le calme, la sérénité dont témoignaient les prisonniers me fit diagnostiquer un phénomène qui dépassait ma compétence. Les trois hommes semblaient au-delà des sévices qu’on leur faisait subir, comme si leur conscience était en paix après l’accomplissement d’un devoir. À ma grande surprise, ils ne firent aucun mystère de leurs motivations ou de leur organisation. « Goumiprana revient. Il faut éliminer les inutiles » !
— Mais qui est Goumiprana, leur demandai-je.
— C’est le nouveau maître, celui qui doit arriver.
— Et pourquoi faut-il éliminer les inutiles ?
— Car le Royaume de Goumiprana se compose d’un nombre parfait de fidèles.
— Quel est ce nombre ?
— Nous l’ignorons. Chaque fidèle trouve trois nouveaux fidèles.
— Mais quand vous arrêterez-vous ?
— Les fruits tombent lorsqu’ils sont mûrs et les fleurs se fanent après avoir fleuri. Quand la terre sera purifiée, Goumiprana donnera les règles de son Royaume.
Il n’y avait rien de plus à tirer de ces hommes. Le même message inlassablement répété, des paradoxes. Tout se justifiait par l’arrivée prochaine d’un Messie pressé de recruter des fidèles pour se débarrasser des autres. Aucune haine, aucune fierté. Cela ne ressemblait pas aux discours habituels des bourreaux. Je ne vous l’ai pas encore dit, mais j’avais été frappé par le spectacle des victimes du trident. Jamais je n’ai observé de débordements sadiques ni de complaisance dans la violence. Toutes les victimes portent la même blessure : une entaille oblique dans l’abdomen par laquelle leur sang se vide.
En quelques instants j’avais donc obtenu l’image simple et cohérente que j’étais venu chercher. L’étrangeté de la motivation ne dérangeait que pour peu que l’on refusât les présupposés des terroristes. Mais, en définitive, même pour un humanitaire comme moi, il y a tellement de raison de mettre fin à la vie… Je m’apprêtais donc à quitter la cellule lorsque je réalisai que je n’avais pas posé de  question personnelle à mes interlocuteurs. La seule idée qui me vint à l’esprit fut de leur demander leurs professions. Ils étaient respectivement policier, instituteur et paysan. Cette réponse me troubla plus que tout le reste. J’avais eu l’impression d’une telle unité que j’étais à mille lieues d’imaginer une histoire différente à chacun de ces hommes. Je les avais cru membres d’une organisation sectaire, je les découvrais portés par une force unificatrice qui dépassait toutes mes craintes. Je compris qu’il ne serait pas facile d’en venir à bout.
En sortant, je voulus voir le directeur de la prison. La chose n’était pas facile. Il me fallut arroser à nouveau le petit personnel avant d’être reçu dans la seule pièce à l’air conditionné de Zirkounet. J’y découvris un gros homme à l’haleine lourde, suffisant et obséquieux.
« Cher Docteur Barthélemy ! Puis-je vous offrir un whisky ? » Je rejetai son offre en prétextant une diète sans alcool. En vérité, un scotch était exactement ce dont j’avais besoin, mais je craignais, ou plutôt, j’étais certain d’être confronté à un breuvage qui n’avait de whisky que le nom et je préférais attendre mon retour à l’hôtel pour satisfaire cette envie. L’homme se renfrogna.
« Voyez-vous docteur, le problème des Occidentaux en Afrique, c’est qu’ils sont prêts à croire toutes les âneries susceptibles de les soustraire à l’immense monotonie qu’ils ont installée sur la planète. J’ai vu les hommes dont vous me parlez. Croyez-moi, ce ne sont que des bandits comme il y en a tant dans nos régions. En colportant leurs fredaines, vous ne feriez qu’accroître le désordre autour de cette affaire et vous inciteriez peut-être quelques esprits simples à rejoindre les terroristes ».
Je repris ma respiration en me répétant que je luttais dans le même camp que cet homme cynique et répugnant, foulant aux pieds les règles humanitaires pour la défense desquelles j’avais tout laissé tomber. C’était un allié et…
Depuis quelques instants déjà le récit du Docteur Barthélemy me mettait mal à l’aise. Tout en étant persuadé de la véracité de ses dires, j’y sentais des zones d’ombre, des pièges peut-être et l’envie de me retrouver seul grandissait en moi. Je coupai court à son récit et prétextai la lassitude pour lui demander de me conduire à la réception de l’hôtel.
— Les cadres étrangers de l’hôtel ont fui le pays dès le début des événements et les locaux qui le pouvaient se sont réfugiés dans leurs villages. L’hôtel fonctionne, mais selon des règles qui nous échappent. Ceux qui le font tourner s’enrichissent le plus rapidement possible avant de céder la place à de nouveaux venus.
— Je peux donc y prendre une chambre ?
— Bien sûr, c’est là que je vis, chambre 314. Vous y êtes d’ailleurs le bienvenu dès que vous vous sentirez en meilleure forme.

— Allô ! C’est Daniel Adélaïde. Vous m’avez donné la clef d’une chambre occupée… Comment ça libre ? M. Kurz est parti ? Mais ses affaires sont encore là !  
Le réceptionniste m’expliqua que le personnel, superstitieux,  craignait de toucher aux effets personnels de quelqu’un qui pouvait être mort sans sépulture ni rite propitiatoire pour calmer son fantôme. Voilà deux semaines que l’on était sans nouvelle de mon prédécesseur. Pour l’essentiel, la chambre de M. Kurz était propre et opérationnelle. Pour le reste, il m’appartenait de composer ou de faire le ménage.  « Les cicatrices de l’évolution » : le livre posé sur la table de chevet, les vêtements abandonnés sur un fauteuil et les feuilles de papier éparpillées sur le bureau, tout me laissait croire que l’occupant de la chambre 606 allait revenir dans un instant. Je jetai le tout au fond de l’armoire que mon maigre attirail ne remplirait jamais et ne gardai que le livre.
Je me croyais au bout de mes peines, mais la salle de bain me remit au téléphone.
— Allô ! Oui, c’est encore Daniel Adélaïde. Quand y aura-t-il de l’eau ?... Comment ça coupée ?
Le réceptionniste m’expliqua que l’eau avait été coupée après que l’hôtel eut refusé de céder un étage à la compagnie de l’eau. Les chambres étaient maintenant ravitaillées par des porteurs.

Moi qui croyais jusque là n’aimer que les rousses plantureuses aux yeux verts, je compris en la voyant que ma mythologie allait changer. La fille déposa les seaux accrochés à sa palanche dans la salle de bain puis s’avança vers moi. Des petits seins durs et hauts, des cuisses longues et nerveuses, tout ce qui me semblait naguère le contraire de l’érotisme. J’avais été néandertalien – gros cul = grosse tête – et je décollai maintenant pour une adolescente étique. La magie du Nil Bleu n’opérait pas que sur les sables.
Elle arborait un demi-sourire énigmatique et fit d’un geste passer sa fine toge de coton par-dessus ses épaules. En constatant qu’elle était entièrement rasée, j’oubliais que mon dernier bain datait d’une semaine. Sa langue rose avait déjà trouvé le chemin de mes seins et mes mains rendues maladroites par le plaisir défaisaient en hâte ce qui me restait de vêtements. Elle m’en ajouta un qui était jusque là resté caché dans sa main et je souris malgré moi, flatté par le king size et surpris que le ridicule, attribut obligé du raisonnable, n’eût pas réussi cette fois à mettre en berne mon enthousiasme.
Dès que je fus en elle, je sentis chaque parcelle de ma peau résonner de tous les plaisirs de l’univers. Je voyais des milliers de couples me souffler des caresses inédites, des reptations savantes, des rythmes délicieux. Je voulais la perpétuer. Je ressentais le fragment de monde coincé entre nous comme une tragédie et j’essayai plusieurs fois de le retirer. Mais la garce connaissait son affaire. Elle m’entraîna vers des régions où vie et mort se confondent et je confiai bien vite au latex le nectar dont j’aurais voulu combler sa mystérieuse intimité.
Je sentis vaguement la fille s’éloigner de la couche tandis que je prolongeais l’état intermédiaire d’après l’amour. Pour la première fois, j’avais conscience d’être relié au monde, aux autres hommes. Par cet acte si banal, j’avais retrouvé ma place parmi les miens, j’avais même envie de croire en Dieu. Sans lui, nous dit Pascal, la moindre parcelle de charité serait inexplicable.
Lorsque j’émergeai de toute cette douceur, la fille avait disparu. Cette absence calma mes ardeurs philosophes. Aimai-je un rêve ?

Le lendemain matin, je fus tiré de mon sommeil par la rumeur sourde d’une foule massée devant l’hôtel. Cinq étages plus bas, je sentais des regards monter vers ma fenêtre. Je m’y rendis et le silence régna dans la rue. Dix cadavres disposés en forme de trident me souhaitaient la bienvenue à Djibouti.