Lorsque la côte australienne s’est installée sur l’horizon, les dauphins se sont mis à sauter le long du bateau. Cela faisait quelques semaines que je m’ingéniais à brouiller les pistes. Zigzags sur la planète, faux papiers, nuits à la belle étoile, zones troubles, le tourisme tel qu’on le voit dans les pires films d’aventure. Pour des débuts, je n’étais pas trop mécontent de moi. Depuis Karachi, je n’avais pas laissé de traces exploitables. Celles de Biosoft en revanche étaient partout. Pilules ponceau, poudres amarantes ou tablettes safran, pas le moindre hameau, pas la moindre enclave tribale où l’on ne se pressât pour être soulagé, guéri, euphorisé par le trèfle à quatre feuille du géant. Je me demandais même si la concurrence évoquée par Martin n’était pas une figure de rhétorique et si j’avais une chance d’échapper à la sinistre emprise du pharmacien planétaire.
En contrepoint de ce périple, j’explorais avec satisfaction les avantages de ma nouvelle complexion. Je me sustentais des mets les plus suspects et m’abreuvais aux sources les moins sécurisées sans que mes tripes ne rechignassent. Pas la plus petite diarrhée, pas de bobo ni de rhume ou de dysfonctionnement notable. En plus, un petit peu de concentration me suffisait maintenant pour commander ma nourriture dans l’idiome local. Ça aide. De temps à autres, comme Jeanne d’Arc, je continuais à entendre des voix. Délires, rêveries ou messages cryptés, ils étaient jusque là restés mon petit secret. Je m’étais mis en tête d’aller en Australie pour étudier les sciences qui pourraient m’expliquer mon propre mystère. Bien sûr, j’avais  fait avec Darien l’expérience frustrante des compteurs de plaquettes ou des séquenceurs ADN et je savais peut-être déjà qu’un séjour au club Med ou dans un monastère trappiste m’en apprendraient autant sur moi-même qu’une thèse de biochimie. Mais Martin possédait des échantillons de mon sang et je voulais m’assurer de ce que ma carcasse pouvait bien représenter pour sa bande de voyous. Pour le reste, je ne pouvais que prier.
A Flores, un bateau louche avait accepté de me déposer sur la côte australienne. Mon aversion pour l’océan s’était un peu calmée. De toute façon, le bateau reste la seule manière d’arriver en Australie sans laisser de trace sur un disque dur. Je n’en fus pas moins heureux de mettre enfin le pied sur le ponton vermoulu d’une outstation aborigène perdue quelque part au bout d’un désert. Comme mes passeurs me l’avaient promis, nul ne s’inquiéta de voir mes papiers. Il n’était pas quinze heures et plus personne ne semblait en état de marcher droit dans le village. Seul le bruit d’une éolienne dans le lointain faisait sentir la brise venue de la mer. La chaleur était à tomber par terre et c’est ce que je fis après avoir acheté de la bière à la cabane qui tenait ici lieu d’épicerie. Autour de moi, des indigènes en guenilles me regardaient du fond de leur transe éthylique. La plupart d’entre eux étaient dans la même position que moi. Par terre. Les autres traînaient, sans qu’on puisse trouver le moindre sens à leurs déambulations.
Quelques heures et beaucoup de bières plus tard, le bruit d’un moteur m’arracha de mon hébétude. En s’arrêtant devant moi la Toyota rouge me donna le baptême de la poussière indispensable à la couleur locale. A son volant, un fringant jeune homme en casquette de base-ball, très west coast, pétant la santé :
-    Tiens, un étranger ! Comment t’es-tu débrouillé pour atterrir chez nous ?
-    Rêve-itinéraire du chameau, répondis-je. Cent trente deux jours, pas une seule bière.
-    Attention Greg, dit l’aborigène barbu sur le siège passager, ce type-là, je le sens pas.
-    J’ai pourtant l’impression qu’il sent la même chose que tous tes frères, Phil.
Puis, à mon attention : « Je t’offre une bière ? ». Je me hissai péniblement sur la place qu’il m’offrait à l’arrière de son véhicule et nous fîmes trois cents mètres pour nous arrêter près d’une cabane recouverte de tôles. Je m’assis avec l’aborigène barbu dans les fauteuils en plastique de l’auvent pendant que Greg retirait quelques bières de son frigo. Devant moi, trois milles kilomètres de ronces, de poussières et de cailloux. Je cherchais désespérément à me souvenir de ce que j’étais venu faire en Australie lorsque Greg me posa la question.
-    Des études ! Des études, lui dis-je, après un instant d’absence. J’ai une bourse pour étudier la biochimie à Sydney et j’en profite pour faire un peu de tourisme.
Greg n’eut pas l’air de considérer que mes cheveux poivre et sel représentaient un contre indication pour la vie d’étudiant. J’aime les pays neufs. La deuxième partie du programme le laissait plus perplexe.
-    Du tourisme ? Ici ?… Je suis ethnologue, lâcha-t-il. Gregor Töpffer-Stein, ethnologue, ça sonne bien, non ? Mais appelle-moi Greg. Aujourd’hui c’est la quille. J’achève ce soir une mission de trois mois dans ce trou.
-    Mission accomplie ?
-    Beuh… On m’a chargé d’étudier la médecine traditionnelle et l’état sanitaire des aborigènes de la région. A respirer ton haleine, j’ai l’impression que tu serais déjà capable de rédiger le rapport à ma place. Moi, ça fait quatre-vingt jours que je tourne en rond. J’ai le vertige en pensant qu’il va me falloir faire entrer ce qui se passe ici dans un mémoire universitaire…
-    C’est les blancs, dit Phil, ce sont eux qui nous ont appris à compter. Il n’y a pas d’autre explication.
Greg arrondit les lèvres en cul de poule tout en hochant doucement la tête. Nous achevâmes la première fournée de cannettes et il envoya la sienne dans la grande corbeille métallique au bout de la terrasse. La conversation s’était arrêté presque aussi vite qu’elle avait démarré, comme s’il n’y avait rien à dire après les deux phrases de présentation que nous nous étions accordées. Chacun de nous s’était emparé d’une chaise libre pour y poser ses pieds et nous sirotions nos bières en contemplant la poussière cuire dans le désert.
-    Greg, peux-tu m’expliquer les rêves-itinéraires ?
-    C’est un examen de première année ?
-    Je déconnais tout à l’heure, mais je ne sais vraiment pas ce que c’est. J’ai vaguement lu quelque chose là-dessus en préparant mon voyage…
-    Bon. Les aborigènes ont imaginé…
-    Ont rêvé, coupa Phil.
-    …des parcours qui traversent toute l’Australie, reliant entre eux des rochers, des grottes ou d’autres lieux chargés pour eux d’importance. Chaque parcours est assorti d’un récit dont les épisodes sont liés très précisément à l’un ou l’autre des lieux traversés. Les rêves-itinéraires sont la conjonction du récit et du parcours. Ils sont l’histoire et la géographie de ce pays, le réceptacle de son savoir.
-    Pas du tout, éructa Phil dans l’indifférence générale.
Bière, chaleur ou poussière, la responsable était difficile à coincer, mais un nouveau silence s’abattit sur la terrasse. Phil s’assoupit. Des cannettes vides jonchaient le sol autour de la poubelle. Le bruit sourd de l’éolienne entourait de coton les cris stridents de quelques oiseaux marins à court de migration. Au bout d’un long moment Greg se leva.
-    Bon, il faut que je finisse mon rapport si je veux rentrer à Sydney demain. Tu sais où dormir ?
-    Tu peux me conseiller un bon hôtel ?
-    T’es dans ce qui se fait de mieux à six cents kilomètres à la ronde.

-    Le café est prêt !
-    Mais quelle heure est-il ? m’entendis-je ronchonner.
-    Le soleil va se lever, dit Greg, c’est l’heure !
-    Tu m’avais pas parlé d’une douche ?
-    Derrière le bungalow.
Ce qu’il appelait le bungalow était un cube de parpaings vide. La porte et les fenêtres étaient ouvertes sur un mobilier sommaire et tous les effets personnels de Greg s’entassaient dans un sac de toile posé sur la terrasse. Lorsque je revins du pommeau de douche planté derrière le palace, Greg remettait solennellement les clefs à Phil. A jeun, il représentait dignement le conseil tribal de cette outstation. Sur la table basse se trouvait un breakfast frugal. Mon dernier petit déjeuner présentable remontait au squat, avec Juan, et je dus maîtriser la superstition qui me tient lieu de religion pour croire que cette collation-ci n’aurait pas de suites aussi funestes que celle-là. Heureusement la seule réminiscence nocive vint des bières de la veille. Mélangées aux œufs brouillés, elles me firent un effet des plus désagréables et je décidai de m’en tenir au café qui, même dans ses versions les plus affadies, reste un stimulant presque consubstantiel de notre espèce,.
-    Que vas-tu faire dans ce trou ? me questionna Greg.
Je haussai les épaules.
-    Tu veux profiter d’un lift pour Sydney ? J’y serai dans six jours… bien avant que le prochain véhicule ne passe par ici.
Après des semaines passées à crapahuter dans tous les lieux déshérités de la planète, un peu de voyage organisé n’était pas pour me déplaire. J’examinai trente secondes les risques potentiels d’un tel voyage avant d’acquiescer à la proposition de Greg. De l’Australie je n’avais encore vu qu’un paysage incandescent, baigné de lumière aveuglante, mais les couleurs pastels du petit matin découvraient un autre pays, presque engageant, une invitation au voyage. J’abandonnai sans regret le reliquat de café pour jeter mon baluchon sur le siège arrière du 4X4.
Avant de mettre le cap sur une route goudronnée, Greg fit un gigantesque détour au milieu de nulle part pour aller remettre son rapport au chef de secteur dont il dépendait. Ce dernier campait avec son équipe dans une des régions les plus isolées du continent.
-    Je vais lui faire une surprise, dit Greg. En réalité, je ne suis pas censé savoir où il se trouve, mais je voudrais l’impressionner pour avoir une chance d’intégrer une équipe Biosoft.
-    Biosoft ?
-    Oui, ce sont eux qui ont payé mes recherches au pays de la bière.
Pas de parano, Daniel, ils ne peuvent pas savoir. Ils ne peuvent pas tous être complices.
- T’en as pas un peu marre de les voir partout ?  demandai-je innocemment.
Le soleil était sorti de derrière les arbustes et je commençais à apprécier les bienfaits de la climatisation du
4X4. Il restait de nombreuses heures de route et Greg se mit à m’expliquer les raisons pour lesquelles il avait choisi de travailler avec Big Brother alors même qu’il était de tout cœur pour la préservation des forêts humides et des cultures minoritaires. Je l’écoutais en somnolant, réveillé parfois par de gros lézards ou des  troupes de kangourous que Greg me signalait d’une bourrade. En arrivant au camp Biosoft, je me sentais presque en sécurité.
Depuis quelques kilomètres, le paysage s’était transformé. De petits amas rocheux d’une quinzaine de mètres parsemaient maintenant la plaine rouge et des arbres rabougris s’agrippaient dans la pierraille. Dès que notre voiture s’approcha des tentes du campement, un homme en uniforme de vigile s’avança vers nous au milieu de la piste, l’air inquiet.
-    Bonjour, je suis Gregor Töpffer-Stein, je cherche John Newmann pour lui remettre mon rapport.
-    M. Newmann n’est pas là pour l’instant. Je ne peux pas vous laisser entrer ici, il s’agit d’un projet confidentiel, répliqua l’homme en faisant jouer sa mâchoire de pitbull.
-    Bon, répondit Greg un peu dépité, pouvez-vous me promettre de lui donner ce rapport dès que vous le verrez ?
-    Ce sera fait ce soir, M. Stein.
L’attitude du gardien ne nous laissait que le choix de faire demi-tour vers le désert. Pas de bière, pas de douche, pas de saucisse de kangourou aux lentilles. Nous parcourûmes quelques kilomètres en silence.
-    Greg ?
-    Oui.
-    Tu ne trouves pas bizarre que Biosoft se soit installé loin de tout pour ses expériences ?
-    … ?
-    S’ils avaient eu besoin d’un laboratoire secret, ils ont ce qu’il faut dans le monde entier. Pourquoi sont-ils venus suer dans ces cailloux ? Que dirais-tu de planquer la bagnole derrière ces rochers puis d’aller leur rendre une petite visite ?
-    J’allais te le proposer. Je déteste être pris pour un con !
Greg, je t’avais mal jugé. Que la vie est compliquée !
Je quittai notre havre d’air frais en me disant que les marchands de sèche-cheveux ne devaient pas faire recette dans ce pays. Nous commençâmes à nous diriger vers le campement en faisant une large boucle pour rester cachés par les rochers. Notre allure, fouettée par la curiosité, fut vite ralentie par les nids d’épines. Une heure plus tard, nous n’étions toujours pas arrivés. Greg leva le pouce et s’assit sur un gros caillou pour éplucher ses jambes nues ravagées par les échardes. Pour une fois je remerciai le jean dans lequel j’avais cousu mon pactole. Il n’avait pas quitté mes fesses depuis Paris mais il me permettait de regarder Greg avec le sourire.
-    Fuck Biosoft, marmonna-t-il à voix basse.
-    Chutt…
Greg fronça les sourcils et leva la main de concert pour me signifier que nous étions encore loin du but, mais au même moment il entendit ce qui m’avait fait tendre l’oreille. Un ronronnement, une mélopée, quelque chose comme le raclement d’une troupe de varans sur les contrebasses d’un orchestre abandonné. Les caprices du relief et du vent jouaient de cette musique pour nous interdire de la localiser. Après un long moment d’errance en ces lieux brouillés par l’écho, nous avons pris le risque de monter sur une éminence rocheuse pour entendre le bruit d’ailleurs que du labyrinthe minéral où nous tentions vainement de le situer. C’est alors que nous l’avons vu.
A deux cents mètres, une espèce de volière dépassait d’un amas rocheux. On aurait dit une cage comme on en voit dans les cirques pour les numéros de fauves et ce n’est qu’en nous approchant que nous pûmes identifier cette cage comme la source de notre bruit. Une vingtaine de jeunes aborigènes, entièrement nus et décorés de peintures rituelles, s’y tenaient debout sous la surveillance de deux gardes armés de pistolets et de matraques électriques. Un cliquetis sinistre et les fils reliant les grilles à une grosse caisse noire nous firent comprendre que l’enceinte était sous tension. D’où nous étions, la psalmodie des aborigènes ne nous parut ni plus ni moins puissante qu’avant et je me demandais jusqu’où pouvaient bien porter ces chants singuliers.
-    Il faut prévenir la police, murmura Greg en me faisant signe de retourner à la voiture.
J’arrondis mes lèvres en faisant mine de lui envoyer un baiser, puis j’y plaçai mon index et commençai de ramper vers le campement pour essayer d’en savoir plus. Je me relevai derrière le premier tas de rochers et vis que Greg m’avait suivi. Nous continuâmes d’avancer en silence jusqu’à la surprise suivante. Sur un espace un peu plus dégagé que la moyenne se trouvait un hélicoptère. Rien de bien surprenant si ce n’est qu’à ses côtés mon vieil ami de l’Ambroisie, Jiri Martin en personne, discutait avec un gros bonhomme entièrement chauve.
-    C’est Newmann, le type que je voulais voir, dit Greg.
Ils étaient trop loin pour que je puisse juger de la cicatrisation de Martin ou même entendre ce qu’il racontait. L’Australie était la base opérationnelle de Biosoft, son camp retranché, son laboratoire. Il n’y avait donc rien de surprenant à ce que son CEO s’y trouvât. Il était en revanche plus surprenant que je lui tombe dessus dès le deuxième jour… Je recommençais à me poser des questions sans réponse.
Mais au bout de quelques instants, Martin se dirigea vers l’hélicoptère pour y prendre une mallette métallique qu’il tendit à Newmann. Ce dernier hocha la tête avec la moue importante de  ceux qui feignent de comprendre et se dirigea vers la cage aux aborigènes pendant que l’hélicoptère repartait avec Martin.
Je me demandais comment Newman pouvait supporter le soleil sur un crâne aussi dénudé. Peut-être testait-il une nouvelle crème solaire ? En tous cas, nous cuisions à petits feux et dès que nous fûmes hors de la ligne de mire des sbires de Biosoft, nous rebroussâmes chemin pour trouver à l’ombre un point d’observation d’où guetter ce qui se passait autour de la cage. L’équipe de matons s’était enrichie de quelques individus peu engageants. La grille était ouverte et les aborigènes faisaient la queue devant une table sur laquelle deux hommes en blouse blanche avaient ouvert la mallette de métal. D’où nous étions cela ressemblait à l’action généreuse de vaccinateurs civilisés au fin fond de la brousse. Mais, comme toujours, les choses n’étaient pas aussi simples que cela. Les aborigènes recevaient une ou deux piqûres dans le bras avant de le lever pour se faire trifouiller l’aisselle. Lorsqu’ils furent tous passés à la table, les hommes de Biosoft se mirent à démonter la cage et les aborigènes se dispersèrent dans la brousse.
-    Greg, il faut les rattraper pour savoir ce qui s’est passé.
-    On peut toujours essayer, mais je ne crois pas qu’ils parleront.
-    Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
-    Leurs peintures montrent que c’est un groupe de jeunes effectuant une retraite pour son initiation. Ils assimilent probablement ces piqûres à une épreuve et le secret le plus total entourera ce qui vient de se passer.
-    Essayons tout de même, répliquai-je en me mettant en route.
Mon optimisme fut vite mis à rude épreuve. Les aborigènes étaient introuvables. Au bout de l’après midi, j’avais l’impression de connaître chaque caillou dans un rayon de deux kilomètres autour du campement. En vain. Pas de trace, pas de bruit. Les hommes de Biosoft étaient occupés par leur ménage. Ils remplissaient des caisses et chargeaient leurs véhicules sans prêter attention à ce qui se passait autour d’eux. Même la piste sur laquelle nous avions été refoulés n’était plus gardée. Cela nous donna le loisir de tourner plusieurs fois autour d’eux sans trop prendre de précautions. Petit à petit, je compris que nous cherchions une aiguille dans une botte de foin. La rage qui sourdait en moi n’en fut que plus aveugle.
Et puis, l’Australie eut raison de nous. Soleil, épines, poussière. Déglutir était devenu douloureux et nous cherchions sans succès un souvenir de salive sous nos langues racornies. Malgré toute sa sympathie pour les cultures natives, il me sembla que Greg ne redemanderait pas de sitôt à « faire un terrain » comme on dit chez les ethnologues. Sans même nous l’avouer, nous prîmes le chemin de la voiture où nous attendait un bac à glace presque plein de bières. Voir cinq aborigènes accroupis à l’ombre allongée de la Toyota nous fit presque oublier la soif. Ils donnaient l’impression de ne rien faire, pas d’attendre, juste d’être là, comme tous les types que j’avais vu la veille à ma descente de bateau. Nous étions à deux mètres d’eux qu’ils continuaient à faire comme si nous n’existions pas. Plus tard Greg m’expliqua ce mystère. Il est impossible au premiers Australiens d’adresser la parole à quelqu’un sans connaître sa place dans le vaste système de parenté qui relie tous les êtres humains (et probablement non-humains, rochers, animaux, éléments) ! Greg se présenta donc en énonçant le nom de sa « peau » dans le système classificatoire des aborigènes. Leur embarras dissipé, ils nous dirent sans ambages ce qu'ils attendaient de nous.
-    Nous allons visiter une terre de rêve, là-bas.
-    Bienvenus, répondit Greg, en les invitant à monter dans la voiture.
Les choses étaient simples, codifiées par des règles millénaires. Initiation oblige, Nos passagers refusèrent les bières, mais furent ravis de profiter de la voiture. Quant à moi, je profitai des bières et les agrémentai, convivialité oblige, de petites viandes insolites que me présentèrent les aborigènes. Je remarquai que trois d’entre en n’avaient qu’une seule trace de piqûre sur l’épaule alors que chez les deux autres ces traces étaient doubles. Je levai le bras gauche en me désignant l’aisselle et ils ne firent aucun mystère de ce qui leur était arrivé là. Biosoft les avait tatoués ! L’endroit était encore irrité, mais on  distinguait sans hésitation possible la lettre A chez ceux qui venaient de recevoir deux piqûres et la lettre G chez les autres. Je m’apprêtais à poursuivre mon enquête lorsque l’attention des aborigènes se détourna vers le paysage qui défilai. Ils se mirent tous les cinq à marmonner des phrases incompréhensibles sur un rythme de plus en plus rapide.
-    Le chant des pistes, me souffla Greg, le rêve-itinéraire si tu préfères. Tu vois, c’est ce que je t’expliquais hier. Ces récitations sont le seul moyen pour eux de savoir où ils se trouvent.
Cela faisait longtemps que je ne savais plus où je me trouvais et que je cherchais en vain ma place dans une quelconque machine classificatoire propre à m’enseigner comment agir. Pour l’instant, je m’abîmai comme eux dans la contemplation du paysage. Soustrait aux petites misères du terrain, mon esprit lui trouvait enfin du charme, de la beauté même et, pour tout dire, je commençais à percevoir des significations derrière la moindre excroissance, le plus petit changement de couleur ou de perspective qui semblait malmener les lois du hasard et de la géobiologie.
Nous roulions depuis deux heures à l’allure maximale permise par la piste lorsqu’un des aborigènes dit à Greg : « C’est ici ! ». Ils nous quittèrent sans plus d’effusion qu’à leur arrivée. Je les regardais s’éloigner dans le crépuscule en me demandant si nous nous comprendrions un jour mais en me disant que, grâce à Biosoft, nous partagions désormais le même monde. Pour deux d’entre eux, je ne croyais pas si bien dire.
-    C’est vrai qu’ils ne savent pas compter ?
-    C’est de l’ethnologie de salon tout ça, me dit Greg, manifestement moins impressionné que moi par ces hommes en train de disparaître dans le désert. Comment veux-tu qu’un clan partage des œufs de tortue sans savoir compter ?
Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Je laissai là mes préoccupations savantes et retournai derechef à l’essentiel.
-    Greg, il faut faire demi-tour ! Je veux savoir ce qu’on leur a fait.
-    Ecoute Etienne, je suis prêt à foutre en l’air une journée de surf pour ça, mais je veux que tu m’expliques ton histoire avec Biosoft.
Pas mal, Junior ! Tu mérites d’être affranchi.
Je lui racontai toute mon histoire pendant que nous roulions à nouveau vers le camp de Biosoft.
-    Mais alors, me dit-il, tu ne t’appelles pas Etienne ?
-    Pas plus que Biosoft ne s’intéresse à l’ethnologie.
Le reste du trajet se fit en silence. En approchant du camp, Greg réduisit la vitesse avant de s’arrêter à bonne distance de notre cible. Il était à peine dix heures et nous ne pouvions être surs que nos lascars dormissent déjà. Nous avons donc patienté deux heures de plus dans la voiture avant d’emprunter la piste qui menait au camp. Cette fois, la voie était libre.
Nous nous sommes arrêtés quelques instants près des tentes pour vérifier que tout le monde dormait. Je commençais à me demander comment trouver dans l’obscurité des documents ou quelque chose dont la confidentialité justifiait la présence de gardes armés sur les lieux. Pour peu que ces choses fussent enfermées dans les Toyota, je me retrouverais comme deux ronds de flan, puisque je n’avais ni les instruments ni la science nécessaires pour forcer ce type d’engin. A regret, j’étais obligé de parier sur la négligence ou sur la connerie de la partie adverse.
A pas de loup nous nous sommes avancés vers la première tente. Greg devait monter la garde pendant que je m’insinuais dans la place. Les tentes n’étaient pas fermées et la lune dans un modeste quartier facilitait à sa manière notre tâche. Greg s’accroupit à l’ombre pendant que je fouinais comme je pouvais à l’intérieur. Deux hommes dormaient entièrement nus sur des lits de camp. Dès mon arrivée l’un d’eux ronchonna et se retourna vers la pénombre où je voyais briller l’acier de son arme. Je m’immobilisai jusqu’à ce que sa respiration retrouve son rythme et je sortis de la tente.
La guitoune suivante était plantée contre un petit promontoire rocheux. On y entendait le ronflement régulier de son unique occupant. Greg reprit le guet et j’entrai fouiller l’obscurité. Je reconnus Newmann à son crâne brillant. Malgré les auvents relevés, l’air empestait la sueur et la bière. Je parcourus la table du regard. Des revues idiotes se mélangeaient aux documents scientifiques. Je sentis l’excitation monter en moi. En même temps je me demandai bien quelle serait la feuille pertinente. Avec le calme d’un douanier suisse, je commençai l’examen des titres en gras, les seuls que je pouvais déchiffrer. Au bout de quelques instants, j’entendis le claquement de langue que Greg devait produire en cas de danger. N’ayant pas encore trouvé, je le pris pour de l’impatience et je continuai méthodiquement mes investigations. Un deuxième claquement de langue, plus insistant, me fit relever la tête. Il était déjà trop tard. Une silhouette se profilait à quelques mètres de l’auvent. Je n’eus que le temps de me glisser sous le lit surbaissé de Newmann avant que l’homme ne pénètre dans la tente. Visiblement, il ne tenait pas non plus à réveiller le patron. Il s’assura que celui-ci dormait à poings liés puis il s’empara de la mallette métallique de Martin. Je me serais donné des baffes pour ne pas l’avoir vue, à portée de main, contre le pied métallique de la table.
L’homme ouvrit brièvement la mallette pour jeter un coup d’œil à son contenu. En la refermant, il fit claquer les fermetures un peu trop fort et Newmann se mit à marmonner des mots incompréhensibles. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, l’autre avait reposé la mallette et tenait à bout de bras un pistolet muni d’un silencieux impressionnant. Mais le ronflement reprit et l’homme s’esquiva par l’auvent qui donnait sur les rochers. Je venais d’être doublé par un professionnel.
Dehors, Greg était dans tous ses états. Soulagé de me revoir, il commença par m’engueuler en silence, puis il montra la direction vers laquelle l’homme avait disparu. Cette fois nous avions tous les deux nos jeans et nos baskets et nous pûmes le suivre sans difficulté car l’autre était à mille lieues de penser qu’il avait de la compagnie. Au bout d’un kilomètre ou deux il arriva près d’un véhicule tout terrain dans lequel il monta. Nous reconnûmes alors le garde qui nous avait refoulés dans l’après-midi. Il avait dû profiter de la faible pente du terrain pour amener la voiture en roue libre jusqu’ici. Maintenant, il ne lui restait plus qu’à contourner discrètement les formations rocheuses et il reprendrait la piste par laquelle nous étions venus.
C’est Greg qui réagit le premier.
-    Vite, il faut lui barrer la route !
A pied, nous pouvions passer dans le camp et précéder notre bonhomme sur la piste. Après la très longue journée que nous venions de vivre le départ de la course à pied fut un peu pénible. Mais l’excitation de courir contre un adversaire invisible fouetta nos énergies. Dès qu’il fut dans la voiture, Greg se mit à foncer comme un fou.
-    On ne peut pas l’attendre ici, me dit-il, ça lui mettrait la puce à l’oreille.
Vingt-cinq kilomètres plus loin, il arrêta la voiture en plein milieu de la piste dans un passage où de gros cailloux encombraient les bas-côtés. Vingt minutes plus tard – pourquoi avoir couru si vite ? – un bruit de moteur perça le silence de la nuit. La voiture ne tarda pas à venir s’arrêter derrière la nôtre. Nous simulâmes un réveil vaseux.
-    On ne vous attendait plus ! dit Greg. Je crois que notre batterie est à plat. On s’est arrêté pour pisser : impossible de repartir ! On a tout essayé. Vous pouvez nous donner un coup de main ?
L’homme avait peut-être au cul des zigotos qui lui feraient la peau sans broncher pour récupérer leur mallette et il s’occupait de notre batterie en échangeant des plaisanteries du cru avec Greg ! J’étais vraiment le seul amateur dans cette histoire. Pour me racheter, je décidai qu’il était temps de passer à la deuxième phase de notre plan. Mais notre homme avait du ressort. Il prit le capot sur le crâne sans ciller et je me retrouvai dans les ronces avec une arcade sourcilière éclatée. Greg vint à la rescousse tandis que l’homme se précipitait vers la porte conducteur de son véhicule. Je m’attendais à voir resurgir le pétard qu’il avait exhibé dans la tente. Je me remis tant bien que mal sur mes jambes et Greg qui avait tenté de l’arrêter me remplaça dans le fossé. Je vis alors Ludovic mettre son pied dans la tête des Xanouriotes qui nous menaçaient. Comme dans un rêve je m’approchai de l’homme et j’effectuai un de ces gestes qui méritent le ralenti des metteurs en scène les plus blasés.
Greg se relevait avec difficulté. Il contempla l’homme étendu par terre.
-    Tu fais du karaté ? me demanda-t-il.
-    Un peu, mentis-je.
Greg avait déjà tellement de mal à croire la moitié de ce que je lui racontais qu’il m’avait semblé superflu d’en rajouter. Comme à la parade, je m’emparai de la mallette posée sur le siège arrière pendant que Greg se livrait à quelque manipulation irrémédiable sur le moteur de notre challenger malheureux.

Pendant les quatre jours que dura le voyage nous avons meublé notre désœuvrement par un concours d’histoires que pourraient bien inventer le type lorsque l’escadron de Biosoft le retrouverait scotché dans le désert. Nous rions aux éclats en proposant des explications toutes plus délirantes les unes que les autres. Une fois, alors que je viens d’échafauder un scénario loufoque de plus, Greg me dévisage sans rire autant que d’habitude.
-    Tu sais à quoi je viens de penser ? me dit-il.
-    Je t’écoute…
-    Cela fait trois jours que je te connais et, en trois jours, tu es passé d’un anglais de balayeur immigré à l’argot australien le plus branché. Tu emploies même des expressions que je n’utilise jamais…
-    …
Vue de loin, l’Australie ressemble aux paradis immaculés de nos rêves. En vrai, les catastrophes écologiques y sautent aux yeux et donnent une image hallucinée de notre futur. Des millions de lapins, de crapauds ou de kangourous dévorent le pays. Le désert s’accroît. Lorsque Greg m’apprit que certains animaux des mythes aborigènes ont déjà disparu, je me demandai quand les baleines rejoindraient les chérubins au panthéon de notre imaginaire.

Deux semaines plus tard, j’étais inscrit au cours de biochimie de la faculté de médecine de Sydney. L’année universitaire était déjà commencée, mais on n’avait pas fait trop de difficultés pour me donner une chance de rattraper le peloton. En réalité, cela faisait des mois que je dévorais tous les livres de génétique et de chimie qui m’étaient tombés sous la main et j’en savais même assez pour me permettre d’être distrait par les nuques blondes de mes petites camarades. A l’issue d’une des premières séances de travaux pratiques, le professeur McNabbs me demanda de venir le rejoindre. C’était un vieil homme affable et discret qui se faisait un devoir d’accueillir personnellement les étudiants étrangers.
-    Puis-je vous offrir un café M. Ponge ?
-    Volontiers, M. McNabbs.
-    Vous venez de France je crois ? Pourquoi avoir choisi Sydney ? poursuivit le vieux maître en se dirigeant vers la cafétéria.
-    Votre réputation n’est plus à faire… et puis l’Australie est un pays si fascinant.
-    Je crains pour vous que ce n’est pas à Sydney que cette fascination s’exerce avec le plus d’éclat. C’est une ville extraordinaire, bien sûr, mais avez-vous eu l’occasion de visiter des réserves aborigènes ? … Oui, ce n’est pas très facile, les endroits les plus intéressants ne sont pas accessibles sans permis, mais on peut y arriver. Ce pays est si grand. Saviez-vous que les aborigènes n’ont pas de mot pour les chiffres ?
-    Ils ne savent pas compter ?
-    En quelque sorte. Ils remplacent l’algèbre par la topologie. Tous les éléments de la nature et de la société sont organisés selon des relations familiales très complexes qui décident de qui épouse qui, de qui évite qui, qui mange quoi etc., un peu comme les bases de l’ADN qui se combinent selon quelques règles très précises pour transmettre des messages longs et compliqués. Ce système a fasciné tous les ethnologues. Depuis le début de cette science, tous ont consacré quelques centaines de pages aux « hommes les plus primitifs de la planète ». Mais je ne vous ai pas fait venir pour vous parler des aborigènes. J’ai remarqué que vous saviez beaucoup de choses pour un étudiant de première année. Avez-vous étudié la biochimie en France ?
-    Pas vraiment, mais ces domaines me passionnent depuis mon adolescence et j’ai acquis quelques connaissances avec des amis chercheurs et dans les bibliothèques.
Bon Dieu ! En proférant ce demi-mensonge je réalisai qu’il m’avait suffi de dormir à côté du laboratoire clandestin de Darien pour savoir des choses dont nul livre ne m’avait encore parlé. Ludovic m’avait légué son coup de pied, Greg son argot et Darien m’avait enseigné par capillarité quelques mystères de la biochimie. Mais je ne pouvais discerner ce qui me venait de la vulgate du biologiste de ce que j’avais vampirisé du savoir confidentiel d’un des meilleurs savants de sa génération. Je risquais de me faire coincer par le vieux McNabbs. Il était urgent de jouer au con.
-    Voilà ce que je vous propose, me dit le professeur après quelques instants de réflexion. Vos diplômes et votre expérience professionnelles (j’avais menti sur tout) parlent pour vous. Si mes collègues en sont d’accord, nous allons vous organiser un petit examen. Si vous réussissez, et je sais que ce sera le cas, vous passerez dans un niveau supérieur. Surtout, vous aurez accès à notre laboratoire et vous pourrez être intégré à des projets de recherches autrement intéressants que ce que nous venons de voir tout à l’heure.
-    Ce serait formidable. Je vous remercie beaucoup.
-    Evidemment, vous pourrez continuer à voir vos camarades sur le campus, ajouta-t-il avec un sourire malicieux.
Depuis mon arrivée, je tournais autour du laboratoire que McNabbs m’offrait aujourd’hui. La mallette que nous avions rapportée du désert au péril de nos vies ne contenait que des seringues vides, mais j’étais persuadé de pouvoir analyser les traces de liquide restant pour découvrir le fin mot de l’histoire. Gonflé par cette perspective, j’allais emprunter quelques livres.
La bibliothèque de l’université se trouve dans un bâtiment de verre et de métal au centre du campus. Munis de mon badge, j’allai droit au rayon paléontologie d’où je ressortis cinq minutes plus tard avec trois ouvrages sous le bras. Selon les dires de Darien, Jean-Baptiste avait pour ainsi dire donné sa vie pour des théories sur l’origine de l’homme et je m’en serais voulu de négliger la piste fournie par cette hypothèse. Après cette visite rapide – j’aime les pays neufs – je mis le cap sur mon restaurant grec favori – deux semaines et déjà des habitudes ! C’est en me gavant de feuilles de vignes et de souvlakis que je lisais généralement les journaux mis à la disposition des clients.
De retour au studio que j’avais loué dans une vaste maison de la banlieue résidentielle, je me plongeai dans l’étude. Je fouillais fiévreusement tous les recoins du savoir humain, mais la seule conséquence de cette boulimie était de me transformer en érudit honteux, obligé de dissimuler ses connaissances pour éviter la hargne du commun des mortels. Mon acharnement était d’autant plus ridicule qu’il ne visait déjà plus à l’élucidation de ce qui m’arrivait. Je ne parcourais les faisceaux des connaissances que pour prouver ma singularité, pour découvrir l’inanité de ces organisations stériles. La science aurait pu m’expliquer un sixième doigt de pied, mais mon don des langues ou ma résistance aux maladies relevait d’un point aveugle, entre psychisme et synapse, sur lequel séchaient en beauté toutes les théories qui faisaient profession d’en parler.
Ce soir-là, je découvris la prospérité de la Fondation Laignel par une double page dans Australian Biologist. Carl et Ludo se proposaient de « continuer l’œuvre de ce grand savant décédé trop tôt » et s’enorgueillissaient du soutien de Biosoft dont le trèfle à quatre feuilles flanquait sobrement l’article. J’aurais pu me sentir menacé mais je n’arrivais même pas à penser qu’ils fissent encore partie du même monde que moi.
L’Internet me servait pour communiquer avec ma famille. Avant mon départ, Balthazar m’avait confié le code d’accès à l’Intranet de sa banque et nous y avions créé une boîte qui me permettait d’écrire à Véronique. J’avais été réticent tout d’abord devant ce qui m’apparaissait comme un risque supplémentaire, mais Balthazar avait eu raison de mes doutes en m’écrivant que la Bourse s’effondrerait si l’Intranet de sa banque était violé. Véronique se contentait d’utiliser un ordinateur peu suspect d’être surveillé et nous évitions d’employer des mots-clefs qui auraient pu trahir notre correspondance. J’avais beau vivre aux antipodes sous un faux nom, je pouvais confier mes humeurs à la machine et ce dialogue remit en place une intimité dont nous avions été privés depuis trop longtemps.
Marianne est retournée faire examiner ses reins. On a constaté un reflux sur l’autre rein (pas celui du clapet de silicone) ! La pédiatre m’a demandé d’aller voir un chirurgien de l’Hôpital Q. Il m’a reçu en nœud pap, avec ses élèves en cercle autour du bureau. Nous avons eu droit à une conférence sur les différentes méthodes pour soigner les reflux. Il se méfie de la nouvelle méthode à la silicone et propose d’opérer Marianne pour lui poser de vraies valves sur les deux reins. J’ai rendez-vous à l’hôpital la semaine prochaine. C’est une assurance pour l’avenir de sa vie de femme.
Alors que je répondais d’habitude du tac au tac, ce message me mit dans une humeur prompte à tarir tout discours. Comme à l’hôpital, j’essayai vainement de me calmer avant de répondre et je me promis d’ingurgiter dès le lendemain tout ce qui s’était écrit sur les reflux rénaux.
La sonnerie du téléphone me tira d’une rêverie meurtrière sur les médecins et leurs laboratoires. C’était Greg. Il était le seul à me téléphoner, le seul avec qui j’entretenais de relations normales, exemptes de mensonges ou de dissimulation. Jugeant d’un commun accord que c’était plus sûr, il ne connaissait pourtant toujours pas mon vrai nom.
-    Etienne ? Je passe te prendre à 1:00 pm. Je voudrais te présenter un vieil ami.
Je savais par avance ce que cela signifiait. Je m’ingéniais à me rendre aussi transparent que possible et je n’étais donc pas un compagnon très amusant. Si Greg décidait de me présenter son « vieil ami », cela voulait dire qu’il avait craché le morceau.
-    Greg, tu sais que j’ai confiance en toi ?
-    Et tu as raison ! On se voit dans une heure. Ne t’inquiète pas.
Le spectre d’un Greg tentant de se rendre utile s’insinua dans mon esprit. J’avais tort. Greg avait dû décider que, cette fois-ci, c’est lui qui m’étonnerait. Lorsqu’il arrêta sa voiture devant la petite maison de bois isolée le long de la mer, il ne m’avait encore rien dit de son ami. Une vieille dame affable nous ouvrit. Elle ressemblait à sa demeure et on les aurait volontiers fait figurer dans une publicité pour des biscuits à l’ancienne.
-    Rupert vous attend, nous dit-elle avec empressement.
Puis elle s’effaça pour nous désigner un petit escalier en colimaçon.
-    Merci Marge, lui dit Greg.
Un homme sans âge, ou plutôt un homme dont on n’imaginait pas qu’il pût être plus ridé qu’il ne l’était, nous accueillit au premier étage. Son visage singulier devait poser la même charade à tous les curieux du métissage, mais lorsqu’il nous adressa la parole, je sus qu’il avait vécu chez les aborigènes.
-    Enchanté de vous rencontrer M. Ponge. Greg m’a beaucoup parlé de vous.
-    Etienne, je te présente mon ami, Rupert Wang. (Chinois !) Je le connais depuis une douzaine d’années. A l’époque il louait des planches de surf dans la cabane que tu vois là-bas.
Nous étions arrivés dans une sorte de cabinet d’amateur tapissé d’étagères ou de vitrines remplies de pierres, de coquillages, de livres, de poissons naturalisés, de photographies ou de morceaux de bois. Tout ce bric-à-brac était disposé là sans jamais donner l’impression d’un amoncellement. Ces choses évoquaient plutôt les souvenirs desséchés d’une vie, des momies que quelques gouttes d’eau suffiraient à ramener à la vie.  Devant l’unique fenêtre de la pièce se trouvait une petite table dont la mer était le seul spectacle.
-    Je suis arrivé dans cette maison il y a vingt-cinq ans, reprit Rupert Wang. Avant j’étais pêcheur dans le Nord, mais j’ai dû rejoindre mon père lorsqu’il s’est retrouvé seul. Les surfeurs ont remplacé les dugongs et je me suis mis à me poser des questions sur ma vie ou sur la vie. En réalité, c’est le désœuvrement et  la fréquentation d’étudiants comme Greg qui m’ont entraîné vers ce que j’appelle mes études.
-    Rupert remplacerait avantageusement bon nombre de nos professeurs, l’interrompit Greg.
-    Ne dis donc pas de bêtises. Mes centres d’intérêt sont trop dispersés… Et puis, mon passé de pêcheur me rend imperméable à la vision rationnelle du monde que j’ai découverte ici.
-    Je ne me suis jamais satisfait non plus, lui dis-je, d’avoir raison avec tout le monde.
-    Ceux qui ne pensent pas comme les autres sont des anomalies. Quand on considère les avantages et  la pression qu’il y a pour le faire, les exceptions sont vraiment surprenantes. D’ailleurs elles sont de plus en plus rares.
-    Mais alors Rupert, répondis-je en riant, quel est votre vice ?
-    Votre philosophie s’intéresse à la façon dont on comprend les choses, à la méthode propice pour fabriquer de nouvelles idées. Je m’intéresse plutôt à la manière dont ces choses ou ces idées arrivent en nous. Je me suis donc penché sur des recherches concernant la mémoire. Certains prétendent qu’il existe une mémoire universelle faite d’une sorte de résonance qui maintient la cohésion du monde et assure la transmission de ses richesses. Greg connaît mes dadas et c’est pour cela qu’il m’a révélé certaines de vos capacités étonnantes. Si vous le voulez bien, je vous serais très reconnaissant de vous prêter à un petit test qui pourrait peut-être nous éclairer sur votre cas.
L’homme parlait avec une sorte de gentillesse et d’autorité naturelle qui firent taire mes préventions.
-    Au point où j’en suis, le moindre éclaircissement vous vaudrait ma reconnaissance éternelle.
-    Je n’en demande pas tant, reprit Rupert en souriant. Avez-vous étudié le japonais ou visité le Japon ?
-    Ni l’un ni l’autre, répondis-je. Je me suis plongé dans bien des langues, mais bizarrement les Japonais passaient toujours trop vite où j’étais pour que j’ai le temps de m’intéresser à la leur.
-    Parfait ! Voici ce que je vous propose. Il s’agit d’apprendre par cœur ces deux textes japonais. Ils sont transcrits dans notre – votre ! - alphabet et sont de longueur égale. La prononciation de cette langue est très facile et voici le résumé de ce qu’il faut en savoir. L’expérience consiste à chronométrer le temps qu’il vous faudra pour mémoriser chacun des deux textes.
Je m’installai face à la mer et Rupert me tendit une montre utilisée par les joueurs d’échecs.
-    Je suppose que vous savez vous servir de cet engin. Aujourd’hui, vous jouez contre vous-même : premier texte minuté par la pendule de droite, deuxième, à gauche. Lorsque vous aurez fini, stoppez la pendule et je vous ferais réciter votre leçon. Soyez sûr de bien avoir en tête les deux textes !
Malgré la relative longueur des deux pages auxquelles je ne comprenais pas un traître mot, les récents progrès de ma mémoire laissaient augurer d’un succès facile. Je me plongeai dans le premier texte et me surpris moi-même par ma performance. Prêt à réitérer l’exploit je lus et relus la seconde feuille mais, alors que rien ne la distinguait a priori de la première elle ne semblait absolument pas prête à m’entrer dans le crâne. Il me fallut de nombreuses lectures pour parvenir à mes fins et plusieurs passages supplémentaires pour parfaire une mémorisation par trop fragile. Lorsque je me retournai vers Greg et Rupert, j’étais à deux doigts d’envoyer textes et pendules à la mer. Je récitai mes textes et questionnai Rupert du regard.
-    Vous ne vous en tirez pas trop mal, commença-t-il sérieusement, mais je constate quelques imprécisions dans le deuxième texte sur lequel vous avez pourtant passé dix-sept fois plus de temps que sur le premier. 
Puis, en souriant :
-    Rassurez-vous, c’est à peu près ce que j’escomptais. Laissez-moi vous expliquez maintenant ce que sont ces deux textes. Le premier est une suite de quelques poèmes célèbres du Manyô Shû, un recueil de poésies anciennes. Depuis des siècles, des millions de Japonais connaissent ces vers par cœur. Le deuxième texte est une description de Sydney rédigée par un étudiant en troisième année de japonais aux langues orientales. Correct, mais pas très japonais. Inutile de préciser que personne n’a jamais appris ces lignes par cœur. Il est même probable que le professeur de japonais a été leur seul lecteur.
-    Je ne comprends pas, dis-je, ce qui rend le premier texte plus facile à mémoriser…
-    Si vous vous souvenez de ce que j’ai dit tout à l’heure sur les mécanismes de la mémoire universelle, cela signifie que vous avez une facilité déconcertante à vous mettre en résonance avec les êtres et les choses. L’effort de millions de Japonais qui depuis des siècles ont appris le premier texte vous a facilité la tâche. En revanche, pour le deuxième, votre mémoire réalise presque le même score que la moyenne de la population. Vous partez du même point que les autres. Mais pour le premier texte votre avance est spectaculaire.
-    Cette théorie peut expliquer ma glossolalie ou mes études brillantes. Mais Greg vous a sûrement raconté le reste de mon histoire. Vous savez donc que je me cache ici parce qu’un groupe pharmaceutique pense pouvoir tirer de mon sang un remède miracle. Comment votre mémoire universelle peut-elle élucider cette résistance aux maladies ?
-    L’expérience que nous venons de réaliser porte sur la mémoire telle qu’on la comprend généralement. Mais pour ceux qui adoptent l’hypothèse de la mémoire universelle, la mémoire est bien plus que cela. C’est une propriété de chaque parcelle de matière de cet univers. Tout comme les êtres complexes, les atomes, les molécules puis les cellules réagissent selon des comportements mémorisés, par habitude. Les lois éternelles de nos savants ne sont que des habitudes prises depuis quinze milliards d’années. Dans ce cas, vos cellules se souviennent peut-être de la lutte de milliards d’autres cellules contre les maladies et se servent de cette expérience pour combattre plus efficacement.
-    Je n’ai de préjugé contre aucune théorie. Mais, si cette mémoire est la propriété de toute matière, pourquoi vos cellules ou celles de Greg n’auraient-elles pas les mêmes caractéristiques que celles que me prête Biosoft ?
-    L’évolution, M. Ponge, la vie, le mystère qui fait que les plantes poussent, que ça pousse, partout, toujours sans aucun arrêt. Je n’ai pas d’explication, les choses changent, voilà tout.
-    Ce que je n’aime pas dans votre théorie, c’est qu’elle fait de moi le réceptacle privilégié des conneries majoritaires. Je suis une psychologie de masse à moi tout seul !
-    Mais non, s’exclama Rupert. Vous explorez des formes, pas des individus. Sinon vous succomberiez aux épidémies, aux opinions communes. Et puis, rassurez-vous, aucune théorie n’a jamais expliqué la conscience. Ça n’empêche pas de s’en servir.
-    Tu sais Etienne, poursuivit Greg, cela fait des années que Rupert me parle de ces théories. Au début je n’y voyais que le doux délire d’un homme qui associe la mystique aborigène de sa mère aux cosmologies analogiques de son père chinois. Aujourd’hui, je suis surpris par notre impuissance à résonner avec le monde. Nous sommes coupés du monde et de nos semblables. Le moindre rassemblement sur les bords du Gange se solde par quelques dizaines de morts, noyés, écrasés, étouffés. Jette un caillou au milieu d’un banc de poissons. Même s’il comporte des millions d’individus, aucun ne bousculera son voisin. Nous élaborons des raisonnements très subtils, des investigations pertinentes sur tous les domaines de la création, mais chaque insecte sait faire sans les avoir apprises des choses dignes des meilleurs architectes ou chirurgiens. C’est comme si notre intelligence nous barrait la route d’un savoir plus vaste.

Lorsque Greg et moi sommes repartis vers Sydney, le soleil était passé derrière les Montagnes Bleues et le crépuscule nous plongea tous deux dans de silencieuses rêveries. Sans avoir emporté mon adhésion totale, les théories de Rupert avaient fait mouche. Leur pouvoir hypnotique donnait au paysage si neuf de l’Australie un air de déjà vu. Le rapport poétique au monde qu’instinctivement je reconnaissais comme la source de tout bonheur se construisait-il comme un rêve-itinéraire ? Etions-nous les bénéficiaires des prières et des plaisirs du passé, chargés d’en faire fructifier le legs ? La culture était-elle un phénomène universel et n’avais-je fui son agitation stérile que pour mieux me plonger dans ses manifestations fondamentales ?
Greg, qui vivait seul, me retrouvait souvent dans les petits restaurants du centre ville et, sans même en parler, il dépassa mon quartier pour se diriger vers nos repaires habituels. Les parcs succédaient aux quartiers résidentiels puis aux immeubles d’affaire sans que les opossums ne soient jamais absents des arbres qui bordaient notre route. Soudain, Greg rangea la voiture le long du trottoir et pointa son doigt vers un passant qui traversait devant nous.
-    Une vieille connaissance !
Malgré des pantalons blancs et une somptueuse chemise arborant un kangourou boxeur, je reconnus à sa mâchoire indestructible le vigile du désert.
-    Salut ! Tu te souviens de nous ?
-    Difficile de vous oublier, bande d’enfoirés ! Sept jours de marche à bouffer des racines ! J’ai failli mourir de soif cent fois !
-    On t’offre une bière pour nous faire pardonner !
-    C’est déjà pardonné. Quand on se fait battre, il faut tourner la page. Mais j’accepte la bière. Je m’appelle Laurence O’Connor. Sans rancune.
Il nous tendit une main de la même eau que sa mâchoire. Il semblait effectivement s’être fait une raison, mais à la deuxième tournée de bière, il sortit un peu de sa réserve.
-    Combien vous êtes-vous fait ?
-    Hein ?
-    La mallette, combien en avez-vous tiré ?
-    Excuse-nous, mais il faut que chacun garde ses petits secrets.
-    OK. Je m’étais promis de tirer un trait, mais j’ai bossé deux semaines pour rien. Sans compter le mal que j’ai eu pour faire avaler mon boniment aux mecs de Biosoft. On peut dire que vous y avez été profond !
-    Tu travailles pour qui ?
-    Si je savais ! Peut-être les mêmes que ceux à qui vous avez vendu le truc. Je suis indépendant. J’étais engagé comme agent de sécurité pour cette mission dans le désert quand un copain m’a mis le deal en main. 15 000 $ pour la mallette apportée par le Français. Sur place j’ai compris qu’il ne s’agissait pas de simple espionnage industriel et j’espérais en tirer beaucoup plus. Même Biosoft m’en aurait proposé plus. Mais enfin, n’en parlons plus. Cela dit, j’ai besoin de fric. Si vous avez quelque chose à me proposer, je suis votre homme.
-    Laisse-moi ton numéro de portable, lui dis-je, tu sais comment ça se passe. Il n’y a jamais de boulot, mais on ne trouve jamais personne quand on en a besoin !
Les histoires que pourrait raconter Laurence me lassaient déjà lorsque mon regard fut aimanté par une grande brune en train de bousculer les lois élémentaires de la physique. De petits escarpins tout simples et, beaucoup plus haut, une jupe droite avec un tee-shirt CK offert par un fast food de la plage. La simplicité que très peu de filles peuvent se permettre. Deux petits yeux logés sur des pommettes saillantes et de grosses lèvres outragées par le rouge donnaient à tous les étalons le sentiment que ce cocktail de souplesse céleste et de lourdeur terrestre leur était destiné. Laurence me tendait son numéro de portable lorsqu’il la remarqua dans le miroir auquel je m’adossais.
-    Julie, je t’ai cherché partout ! s’écria-t-il sans se retourner.
-    Salut chéri, excuse-moi, j’ai eu des problèmes de voiture, dit-elle en lui effleurant la joue gauche de la main tout en faisant claquer une bise sonore à vingt centimètres de sa joue droite.
En même temps, elle me décochait le regard de celles qui savent vous incendier avant de vous mettre au frigo, des fois qu’il leur resterait un petit creux, un jour.
-    Bon, poursuivit Laurence, il va falloir que je m’en aille. Garde bien mon numéro.
La vanité, les instincts ou le goût des histoires rendront toujours désagréables les situations qui refusent que ces penchants soient satisfaits.
-    Greg…
-    Si on allait manger quelque chose ?

- Allô Bill ? Oui, c’est Etienne, excuse-moi de te déranger à cette heure… tu me rappelle dans dix minutes ? OK, merci.
Bill était un ami médecin, rencontré sur le campus où il donnait quelques cours d’anatomie. J’étais à nouveau plongé dans l’embarras que me causaient les problèmes rénaux de Marianne et je n’avais rien trouvé d’autre que de l’appeler. Dans les pays neufs, on se couche tard. Il ne tarda pas à me rappeler.
-    Oui, merci de me rappeler. Voilà, je voulais te demander un petit conseil concernant ma fille restée en France. Il y a trois mois, on lui a mis une valve de silicone sur le rein droit. A la suite d’une infection urinaire, on avait constaté un reflux. Aujourd’hui, on trouve un reflux sur le rein gauche et le médecin veut l’opérer pour traiter ses deux reins avec l’ancienne méthode, plus sûre à son avis.
-    Qui c’est ce médecin ?
-    Un grand chirurgien apparemment…
-    Bon. Quand tu vas chez le boulanger, qu’est-ce que tu achètes ?
-    …
-    Qu’espères-tu trouver chez un chirurgien ?… Tu as ta réponse ! Je connais des femmes de quarante ans qui se tapent une infection urinaire tous les mois… ça ne les empêche pas de s’envoyer en l’air comme les autres !
En raccrochant le téléphone, le monde me parut un instant plus simple. Bill m’avait purgé de la culpabilité que savent si bien inoculer ceux qui vivent de nos misères et je ne pouvais attendre pour partager ce soulagement avec Véronique. Résolu d’ignorer la crainte, je repris le téléphone pour appeler la maison.
-    C’est moi. Tout va bien ? … Ecoute, ce chirurgien se fout de nous. Annule ton rendez-vous à l’hôpital. Tu verras, il ne se passera rien… Oui j’ai parlé à des spécialistes… Oui, ça va. Et vous ? … Bon, il faut que je raccroche. Je t’aime.
Je sentis que Véronique n’attendait que ce coup de fil pour céder à son intuition. Je sentis aussi comme une bouffée de bonheur au souvenir de notre vie commune et je me demandai comment j’avais bien pu l’abandonner. Depuis le retour de Djibouti, ma famille m’apparaissait comme un paradis perdu. Bien sûr,  cela ne m’avait pas empêché de céder de plus en plus aux pulsions qui me poussaient à multiplier les aventures. Cette quête frénétique était même le changement le plus visible de ma personnalité. Je me désintéressais désormais des échanges sociaux qui m’avaient tant occupé naguère. Dîners, camaraderies, discussions : le sexe sous sa forme la plus simple avait pris la place de tout cela. J’étais le premier surpris par la facilité de la chose. Alors que je n’étais ni beau, ni grand, ni particulièrement séduisant, ni même soigné, les filles se succédaient maintenant dans mes bras comme si la brûlante nécessité que je ressentais suffisait à les séduire. Comment peut-on être malheureux en amour ?

Penser à Véronique m’avait fait zapper les fuseaux horaires et je n’avais plus envie d’aller me coucher. Machinalement, je me connectai pour chercher dans la Toile des informations sur les massacres que j’avais fui. Comme d’habitude, j’y trouvais des dépêches d’agence et quelques nouveaux sites de chercheurs synthétisant aux quatre coins du monde ce qu’ils avaient glané chez leurs confrères. Quelque chose me disait que le Trident devait être sur la Toile, mais mes tentatives pour le localiser étaient restées vaines. Je n’avais pourtant pas ménagé mes efforts ni mes deniers. Je m’étais abonné à quelques sites payants, malheureusement ils étaient soit trop spécialisés soit étrangement vides de contenu. C’est cette vacuité qui me mit la puce à l’oreille. Après avoir ausculté la moindre parcelle d’écran interactive, je passais la moitié de la nuit à tester d’autres mots de passe que ceux que l’on m’avait attribué pour accéder à ces sites.
C’est finalement en essayant « Palatinat » dans toutes les orthographes possibles pour entrer dans un site pseudo officiel de Djibouti que j’obtins un message d’erreur insolite. On me demandait de m’identifier. J’usurpai sans vergogne l’identité du Dr Barthélemy. L’écran d’accueil fit alors place à une zone de dialogue où figurait la question suivante : « Gumiprana est  mort ! Pourquoi utilisez-vous ce mot de passe ? »