Ma réapparition sur Internet n’eut pas le résultat que j’escomptais. Au fil des connexions, je découvris les rivalités, les dissidences et pour finir l’éclatement du Trident. Certains pensaient que Gumiprana n’était pas encore venu, pour d’autres, il était déjà mort. Pour d’autres encore, Gumiprana était mort et ressuscité. Yekuno Salama, que je mis quelques temps à reconnaître comme l’homme du port de Djibouti, avait été massacré dès son retour en Ethiopie. Le site de ses fidèles glorifiait sa mémoire sans prendre partie dans la querelle concernant Gumiprana. Une porte, qui n’ouvrait peut-être que sur l’enfer, venait de se refermer devant moi. La seule clef qui me restait pour pénétrer le Trident était un mot de passe périmé, forgé pour filtrer l’accès au Messie que je prétendais être.
Je compris que j’intervenais maintenant dans une guerre fratricide. Ma survie pouvait en légitimer certains mais se révéler dangereuse pour d’autres. Avant tout, il convenait d’être prudent. Avec la mort de Yekuno Salama, le docteur Barthélemy était avec la porteuse d’eau le seul à pouvoir me reconnaître. La réaction qui m’avait accueilli lorsque j’avais usurpé son identité suffisait à établir son appartenance au Trident. Je n’eus plus qu’à trouver son e-mail et je lui proposai de me rencontrer. Quelques heures plus tard, je reçus sa réponse.
Cher Monsieur Adélaïde,
Je serais ravi de vous revoir. Fixez-moi un rendez-vous à votre convenance, J’y serai.
Votre dévoué     Dr Pierre Barthélemy
Je lui donnai rendez-vous une semaine plus tard dans une petite gare du Mont Koya, au sud d’Osaka. Le test de Rupert m’avait donné l’envie de visiter le Japon et le risque de manipuler mes papiers pour voyager incognito me paraissait bien moindre que celui consistant à introduire le Trident au cœur de mon sanctuaire australien. En outre j’avais lu quelque part que les temples du mont Koya conservent les dents des morts après leur incinération. Barthélemy me répondit presque immédiatement qu’il serait au rendez-vous.
Quelques jours avant mon départ pour le Japon, MacNabbs me soumit à l’examen de passage dont il avait parlé. Quatre professeurs me tinrent sous le feu nourri de leurs questions pendant une heure et demie. Apparemment satisfaits, ils signèrent aussitôt le formulaire requis et l’on me remit solennellement les clefs du laboratoire. J’allais enfin savoir pour quoi nous avions risqué nos vies dans le désert. La mallette ne contenait que deux séries de seringues vides mais souillées de ce qu’avaient reçu les aborigènes. Il ne me restait donc que ce que les toxicos appellent des rinçures. J’en avais fait des dilutions permettant toutes les analyses biologiques (la chimie ne m’intéressait déjà plus) et je bouillais d’impatience à l’idée d’avoir maintenant accès aux instruments nécessaires.
Le lendemain, MacNabbs m’avait fixé rendez-vous pour ma première visite au laboratoire. Plus affable que jamais sous sa crinière argentée, le vieil homme ne lésina pas sur son temps pour m’expliquer toutes les procédures relatives à l’utilisation du matériel. Il me présenta Andy Vaughan, le jeune laborantin chargé par l’université de préparer et parfois de mener à terme les expériences des chercheurs. Mes clefs me permettaient de venir travailler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit mais pour toute expérience de plus de douze heures, Andy resterait le passage obligé de mon travail. Je m’efforçais donc d’être aimable.
-    Ici le travail doit être plus varié que dans le laboratoire d'une usine pharmaceutique ?
-    Mmm… ouais… mais quand ça commence à devenir vraiment intéressant ce sont quand même les labos qui nous piquent le boulot, répondit Andy.
-    Nous sommes en contrat avec quelques grands industriels, précisa MacNabbs, mais il est difficile d’éviter la fuite de nos meilleurs éléments dès qu’un brevet se présente au bout du fusil.
-    Ça doit être un peu frustrant, demandai-je au laborantin.
-    Oui, mais quand on n’a pas la pression du fric, on peut être sur sa planche de surf tous les soirs. Ce n’est pas le cas de mes potes des grands labos.
-    Andy est un vrai champion reprit le professeur. Bon il faut que j’y aille. Je dois préparer ma conférence sur vos ancêtres.
-    … ?
-    Neandertal versus Cro-Magnon !  Les politiquement-corrects semblent découvrir aujourd’hui que deux races d’hommes ont cohabité sur notre Terre.
-    Vous voulez dire qu’ils ne pouvaient pas se reproduire ensemble ?
-    Bravo Andy ! Je vois que mes cours n’ont pas été totalement inutiles. Le problème de cette cohabitation, c’est qu’un des deux locataires de la planète en a été chassé. Je vous laisse imaginer ce que notre bonne conscience contemporaine peut tirer de l'épisode…
-    Pensez-vous qu’une telle situation puisse se reproduire ? dis-je.
-    Ça s’appelle l’évolution, Etienne, l’évolution, conclut MacNabbs en quittant la salle.
Il était bientôt cinq heures et je compris qu’Andy sentait déjà l’appel des vagues. Il fallait jouer serré pour obtenir que mes solutions soient mises en culture le plus rapidement possible. J’usai donc sans vergogne de ce que j’avais ressenti des caractéristiques sexuelles du laborantin.
-    Où est-ce que tu surfes ?
-    A K. Beach, c’est là qu’on a les meilleures vagues. Cronulla Beach est envahie par les Neandertal… Tu devrais venir faire quelques vagues. On surfe toujours en face du Golden Possum. C’est notre QG.
Tout en entretenant l’ambiguïté par des propos insignifiants, je sortis négligemment mes flacons. La curiosité d’Andy fut la plus forte. Deux minutes plus tard, le microscope nous apprenait que les seringues G renfermaient un germe alors que les seringues A contenaient du sang.
 Mon sang ! C’est mon sang que les hommes de Newman injectaient aux aborigènes ! Martin cherchait encore son médicament universel. Le pouvoir de vie et de mort sur la planète !
-    T’as une idée de ce que c’est ? me questionna Andy
-    Pas plus que toi, mentis-je.
-    Bon on va mettre ça en culture, mais je vais prendre mes précautions. J’ai l’impression que ça ne sent pas très bon.

Le lendemain se trouvait être un samedi. Je flânai chez moi toute la matinée puis je sortis casser la croûte. En rentrant de ma promenade digestive, j’éventai quelque chose d’inhabituel. Tout semblait en place, mais quelque chose clochait.  Ma petite chaîne stéréo, les piles de disques éparpillée sur le parquet, mon chevet croulant sous les livres, la cantine ouverte sur ma garde-robe de célibataire, même ce désordre familier m’avertissait d’un  trouble subtil, d’un danger peut-être. Aucune ouverture pourtant n’avait été forcée. Je m’assis à mon ordinateur : lui non plus n’avait pas été branché pendant mon absence. Soudain, je plongeai sur le sol pour inspecter le dessous de mon lit et confirmer mon intuition. La mallette avait disparu !
Je criai de rage en cognant le parquet, plus furieux envers moi-même qu’envers mes voleurs. Ma naïveté leur avait fait la part belle. Il y avait pourtant peu de risques qu’ils pussent faire le lien entre Etienne Ponge, justicier du désert, et Daniel Adélaïde. L’essentiel était probablement sauf.
Mais je brûlai de cuisiner Andy pour en savoir plus long sur ses fréquentations. J’étrennai pour l’occasion mon bermuda multicolore, l’assortis d’un tee-shirt animalier représentant une tortue-lyre, puis fonçai prendre le bus menant à la plage où les surfeurs se réunissaient. A la station située devant le Golden Opossum, je m’assis sur le mur longeant la plage pour tenter de repérer Andy. A qui avait-il bien pu vendre la mèche ? Jusqu’où trouverai-je des complices de mes ennemis ? D’où venait la menace ? Les yeux sur la plage, je m’esquintais les méninges depuis une dizaine de minutes lorsqu’une main s’abattit sur mon épaule. C’était Andy qui sortait du bar avec ses amis.
-    Etienne ! Je suis content de te voir. Tu fais une vague avec nous ?
-    La seule planche de surf que j’ai tenté d’escalader a failli me tuer…
-    No problemo ! Je vais te montrer.
Il sauta sur la plage avant que je ne pusse corriger son espagnol fautif, mais il se laissa distancer pas ses copains pour m’attendre.
-    Hier soir, j’ai oublié mon téléphone à la fac. J’y suis passé tout à l’heure et j’en ai profité pour jeter un coup d’œil à nos cultures. Qu’est-ce que c’est que les préparations que tu m’as filées ?
-    Ça c’est mon petit secret…
-    Allez ! Dis-moi au moins si tu es sur un coup ou s’il s’agit juste d’un piège pour me faire tourner en bourrique.
-    Ni l’un ni l’autre, je te le promets. Dis-moi ce que tu as vu et je fais une vague avec toi.
-    Ça marche ! Et bien, aucune des cultures tentées avec le sang ne donne quelque chose. Rien ! C’est inerte. Si je ne savais pas que le sang artificiel est impossible, je jurerais que ç’en est ! En revanche l’autre tube a l’air de contenir une belle saloperie. J’attendais de te voir pour tout mettre à l’autoclave. Je n’ai pas envie de mourir dans la force de l’âge moi !
-    Regarde ! Après cette vague tu n’auras plus rien à regretter.
Nous étions arrivés sur la frange de sable mouillé par les déferlantes. Andy posa son surf par terre et me fit répéter plusieurs fois les gestes qu’on avait vainement tenté de m’apprendre quelques années plus tôt dans les Landes. Ensuite, il emprunta la planche d’un de ses amis couché sur le sable et nous nous dirigeâmes vers le large dans les parages où les surfeurs attendent la vague. Ce n’est qu’allongé sur le surf dans des creux de deux ou trois mètres que mon allergie marine se réveilla. La nausée s’apprêtait à pointer son nez lorsque Andy me cria : « On y va ». Dès qu’il avait posé sa main sur mon épaule j’avais pressenti son innocence. Maintenant, j’en étais sûr. Je pagayai de toute la force de mes bras. Puis je me levai d’un coup sur la planche et me laissai porter jusqu’à la plage. Je ne pensai plus. Les hurlements hystériques de Andy parvenaient à mes oreilles mais plus rien ne comptait que le passage de la vague. J’étais à la fois ivre de puissance et soumis aux éléments dont le vacarme m’enchantait.
-    Tu ne me feras jamais croire que c’est ta première ride ! s’esclaffa le laborantin lorsque nous fûmes sur le sable.
-    J’ai dû l’oublier, lui dis-je en clignant de l’œil.
-    On y retourne ?
-    Non, j’ai un rendez-vous. Tu remercieras ton ami pour la planche..
-    Bon. A lundi ?
-    Je ne serai pas là lundi. Je vais faire un peu de tourisme. Je t’appellerai.
-    D’accord.
-    Eh ! Andy, sois prudent avec mes éprouvettes. Je ne sais vraiment pas ce que c’est. Mais il est possible que ce soit vraiment des saloperies.
-    Tu es vraiment un type étrange  Etienne. Si je ne savais pas que les extra-terrestres ne sont pas encore arrivés, je jurerais que tu en es un !
Je récupérai ma chemise sur le sable et fonçai sans même m’essuyer vers un endroit calme où téléphoner à Greg.
-    Allô Greg ? Tu veux rire ? On m’a volé la mallette… Non, je ne sais pas qui c’est. J’ai soupçonné le laborantin de la fac à qui j’ai donné hier mes éprouvettes, mais c’était une erreur… Non, j’avais déjà fait des dilutions qui sont en test. Mais on ne peut pas laisser faire… Je pense que Laurence a pu  nous retrouver pour essayer de récupérer sa mise sur ce coup-là. Il faudrait essayer de lui mettre la main dessus… Non, j’ai perdu son numéro de téléphone. De toutes façons, je ne pense pas que c’est une bonne idée de l’appeler aujourd’hui. Je t’attends dans une demi-heure au bar où nous avons bu un coup avec lui.

Arrivé le premier, je choisis une table d’où je pouvais surveiller la rue. Pensant que la caféine conserverait ma hargne plus intacte que l’alcool,  je m’offris un café glacé géant. Lorsqu’il me l’apporta, je tentai de cuisiner le garçon sur Laurence.
-    Qui ?
-    Laurence ! Un grand type blond avec qui j’ai pris un verre mercredi vers sept heures. Tu peux pas l’avoir raté. Il était assis là-bas, le dos à l’allée et portait une chemise avec un kangourou boxeur dans le dos.
-    Ça ne me dit rien… Tu sais on voit tellement de monde. T’es sûr que c’était moi ? Le mercredi, j’arrive à sept heures et demi.
L’arrivée de Greg me libéra de mes hésitations. Sa mine était sombre. Visiblement, il avait compris que la rigolade était finie. On n’était plus dans une rocambolesque affaire d’expériences clandestines débusquées par un éco-warrior un peu plus original que les autres. Dans le désert, tout est permis. Mais un vol à Sydney, c’était du sérieux.
-    Mais enfin, commença-t-il, comment Laurence a-t-il deviné que nous avions encore la mallette ?
-    Elémentaire. Ce type sait reconnaître ses confrères. Il a flairé les amateurs. Il a vérifié que tu étais bien l’ethnologue Gregor Töpfer-Stein, il t’a filé et il est remonté jusqu’à moi. Il a peut-être même visité ton appartement avant le mien.
-    Bon, si c’est lui, ça m’étonnerait qu’il traîne dans le coin ce soir.
-    Mmm… c’est bien ce que nous avons fait. Mais lui, c’est un pro… Pour ne rien te cacher, j’espérais voir Julie, la fille avec laquelle il est parti l’autre soir.
Greg leva les yeux au ciel et nous entreprîmes de faire la tournée des bars du quartier louche de Sydney. L’un comme l’autre, nous savions qu’une fille comme Julie ne commencerait jamais une soirée sans se montrer dans deux ou trois bars. Il y allait de son statut, de son existence. Mais il n’y avait pas loin de deux cents bars dans un rayon d’un kilomètre et nous n’y connaissions personne qui pût nous renseigner sur Julie. Nous ne connaissions même pas son nom de famille. Au bout d’une vingtaine de visites, notre enthousiasme se mit à chuter.
-    Ça ne te rappelle rien, ricana Greg. Deux types qui cherchent au hasard quelqu’un dont ils ignorent tout ?
-    La dernière fois, on a fini par trouver.
-    Ouais… Mais plutôt que de dire « Salut je cherche une superbe plante brune qui s’appelle Julie », je pense qu’il serait plus malin de demander des nouvelles de Laurence O’Connor. Il est peut être même dans l’annuaire.
-    Greg, ta perspicacité me crucifie. Et moi qui…
Mon Dr Watson en herbe avait déjà son portable en main pour appeler les renseignements. Mais le nom de Laurence O’Connor leur était inconnu.
Nous avons recommencé notre déambulation. Le Old England était un pub caché au fond d’une impasse. Son nom, son décor évoquaient plus les imperméables doublés d’un village de Cornouailles que la nuit festive dans laquelle j’imaginais les exploits de Julie. Mais ma nouvelle formation scientifique m’avait appris à être méthodique. Les lanternes suspendues devant les vitres teintées interdisaient tout regard vers l’intérieur. Nous avons donc poussé la porte sur un établissement presque vide et dont les bois craquaient comme le brick d’un pirate. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, nous nous sommes assis au bar pour boire deux vodkas citron. L’australienne cordialité du barman était tempérée par l’étalage d’une méfiance signifiant au gogo de passage qu’il pénétrait dans un cercle restreint, un club, une communauté villageoise retranchée sur une falaise bouffée par les intempéries. Je compris d’un coup pourquoi l’Angleterre est une île et l’Australie un continent. Je compris aussi qu’il faudrait ruser. Je me mis à grommeler dans mon verre.
-    Tu t’es sûrement gouré vieux. C’est pas possible que Julie nous ait filé rencart ici.
Je décelai une lueur dans l’œil torve du loufiat.
-    Le pub au bout de l’impasse ! T’en connais beaucoup toi des pubs au bout de l’impasse ? Je comprends que c’est dur pour toi, mais Julie m’a filé rencart ici.
-    Je suis sûr qu’elle n’y a même jamais mis le pied !
Le barman se rapprochait insensiblement.
- Tu remets ça Greg ?… Monsieur, deux autres verres s’il vous plaît. Dites-moi, vous avez déjà vu ici une certaine Julie, vous savez, le genre de fille à mettre un jeune homme comme lui dans tous ses états ?
Première esquisse de sourire.
-    A quoi ressemble-t-elle votre Julie ?
J’essayais d’être aussi objectif que possible. Le barman s’animait, le regard tourné au-dedans comme s’il était pris d’une vision.
-    Une grande brune qui vous fait regretter d’être bien élevé quand on la croise dans les escaliers ?
-    Oui, c’est cela !
-    Vous la connaissez bien ?
-    On a fait la fête ensemble et il était question qu’on se revoit, dit Greg.
-    Une nommée Julie s’est assise sur ce tabouret une fois. Elle n’est jamais revenue et j’espère qu’elle ne reviendra jamais.
-    Oui, elle fréquente d’habitude des boîtes plus…
-    Si on parle de la même fille, elle fait l’ambiance à elle toute seule.
-    Ça, c’est Julie !
-    C’était un samedi, vers onze heures. Il y avait du monde, pas comme aujourd’hui. Elle est arrivée flanquée d’une armoire à glace qui doit passer la moitié de son existence de merde à shooter dans des sacs de sable en hurlant des trucs en japonais. Ils se sont mis au bar. Au début, elle s’est conduite comme toutes les petites putes qui traînent dans le quartier. Je croise, je décroise, je me tourne, je me retourne et je vais pisser comme si je remontais en scène pour saluer le public. R.A.S. Mais au bout de dix minutes, tout tournait autour d’elle. Elle parlait aux gens à travers la salle, répondait aux plaisanteries des vieux clients, bref, c’était devenu sa soirée. Après je ne sais pas très bien comment ça s’est vraiment passé. Un pochetron s’est pris une baffe pour une remarque trop osée. Bousculades, cris, chaises renversées. En deux coups de cuillers à pot, tout le monde se foutait sur la gueule. Une vraie pagaille. Elle, elle sirotait tranquillement sa bière au bar et son karatéka se contentait de repousser les combattants qui s’approchaient de la diva. Ça semblait même pas l’exciter. On aurait dit qu’elle observait des insectes. Au bout d’un moment, elle s’est retournée et son garde du corps a séparé ceux qui tenaient encore debout. En un rien de temps, la moitié des tarins pissaient le sang. On entendait plus que les quelques filles ou femmes présentes chialer tout ce qu’elles savaient. Votre copine s’est alors levée : « Patron, c’est ma tournée ! ». On aurait entendu voler une mouche. Quand j’ai fini de servir tout le monde, elle m’a tendu une cassette, de la techno hyper rapide avec le même boum boum du début à la fin du morceau. Elle s’est mise à danser avec la musique. Elle a commencé sur son tabouret, puis elle s’est levée pour aller jusqu’au bout de la salle. Pour finir, elle est montée sur cette table et nous a fait un strip-tease. Si on parle de la même fille, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin. Lorsqu’ils sont partis, la moitié des clients pleuraient en silence.
-    Vous ne l’avez jamais revue ?
-    J’espère avoir la force d’appeler la police si elle repasse un jour cette porte.

Nous nous retrouvâmes dans la rue, délestés de notre phantasme de fille saine et sexe. Nous cherchions un petit monstre. Cela n’hypothéquait pas l’excitation, mais ça compliquait singulièrement le boulot. Heureusement, les deux vodkas citron fouettaient la créativité policière de mon ami Greg.
-    Tu as entendu ce qu’a dit le barman sur Laurence ? Ce type fréquente un club d’arts martiaux et ce genre d’endroit est ouvert le samedi soir. Essayons ceux du quartier.
Le Okinawa sporting club était logé dans une ancienne usine désaffectée. Sur les verres dépolis de la façade des inscriptions en papier adhésif annonçaient les spécialités du club.  Rings, tatamis et agrès divers se trouvaient dans l’unique salle, sous des tuyaux et des portiques qui avaient dû servir à lever de la ferraille lorsque l’industrie était encore lourde. Dans un coin, comme une maison de poupée, un bâtiment préfabriqué servait de vestiaires. L’espace diluait généreusement l’odeur rance chronique à ce genre d’endroit. Ici, ce désagrément était remplacé par une techno de bas étage qui rythmait les pulsations des gladiateurs. A cette heure, ils étaient encore une douzaine à produire une viande que tourmenteraient bientôt les rameurs voisins. Nous nous dirigeâmes vers le groupe le plus proche de la porte.
-    Excusez-nous, est-ce que quelqu’un connaît Laurence O’Connor ?
Un métis aux cheveux ras, du genre des ceux qui posent pour les couvertures de Monsieur Muscle, vint vers nous :
-    Tu viens te foutre de notre gueule ? Tu veux une leçon ? Ou tu cherches quelqu’un pour un boulot ?
-    Rien de tout cela, je cherche Laurence, répondit Greg.
-    Alors, t’es pas à la bonne adresse.
-    Et tu la connais, la bonne adresse ?
Monsieur Muscle eut une première impulsion violente, mais la décontraction du champion prit le pas sur la brutalité :
-    Ecoute blanc-bec, Laurence fout régulièrement une branlée à mes gars dans les compétitions. Parfois, il remet ça dans la rue. Alors c’est pas à moi qu’il laisse son adresse. Tu piges maintenant ?
-    Mais tu dois bien savoir où il s’entraîne…
-    OK, tu lis jamais le journal, tu vas jamais aux concours d’arts martiaux ! Alors, il s’entraîne à l’Olympic et tu sors avant que je m’énerve pour de bon !
Depuis le début de la conversation nous reculions vers la sortie et cette dernière remarque nous trouva le dos à la porte, sans espace pour demander l’adresse de l’Olympic. Dans la rue, nous arrêtâmes le premier taxi.
-    A l’Olympic, s’il vous plaît.
Dix minutes plus tard, le taxi nous déposait devant le restaurant grec du même nom. Il n’avait jamais entendu parler d’un club de sport nommé l’Olympic. Il nous restait la solution de l’annuaire. Nous nous engouffrâmes dans les toilettes de l’Olympic pour compulser. Toujours pas d’autre Olympic. Quelques crises de nerfs plus tard, je dénichai les coordonnées du Sydney Olympic dans les clubs de remise en forme.

La plaque de cuivre marquée « Sydney Olympic » était la seule concession de la façade nue du club. La porte, surmontée d’une caméra, semblait à toute épreuve. Pourtant, on nous ouvrit tout de suite, sans même utiliser l’interphone. Un homme à la blouse blanche irréprochable nous attendait derrière un comptoir d’accueil.
-    Bonsoir messieurs.
-    Bonsoir… Nous souhaitions…
-    Nous allons bientôt fermer, mais voici notre brochure. Vous êtes ici dans un club privé. Il vous faudra deux parrains et l’approbation des autres membres pour pouvoir entrer à l’Olympic.
-    Mais…
Une sonnerie discrète me coupa la parole. L’homme décrocha le combiné sans rien dire.
-    Désolé messieurs il faut que je vous quitte. Une urgence. Je suis le kiné du club, le seul qui ne se repose jamais, dit-il en ouvrant la porte.
Nous étions encore en train de bredouiller quelque au revoir sur le trottoir que le type courrait déjà vers son épaule démise ou sa cheville luxée. La lourde porte allait se refermer sur nous lorsque Greg poussa son pied dans l’entrebâillement. En priant pour qu’un champion de full contact ne soit pas en train de regarder les moniteurs vidéo, nous nous sommes rués sur le comptoir où traînait un gros agenda recouvert d’une couverture de cuir rembourré.

-    7, Butterfly street, ce doit être là. Attend un moment. Tu peux peut-être me dire ce que tu comptes faire ?
-    J’avoue ne pas y avoir pensé, répondis-je. Mais je dois savoir s’il a raconté quelque chose sur mon compte à ses clients.
-    D’accord… d’accord. Je comprends. La première fois on a eu de la chance mais ce qu’on a appris hier soir sur Laurence m’inquiète un peu.
-    Te fais pas de bile. Viens, passons par derrière.
La maison de Laurence ne ressemblait pas celle qu’on attend d’un baroudeur expert en arts martiaux. J’avais du mal à me le représenter dans ce petit nid pastel envahi par les plantes. Ce n’était pas non plus le genre d’endroit où j’imaginais Julie. La véranda était ouverte et nous en avons fait coulisser la porte un osant un «Laurence ? » un peu timide. Des relents de cuisine se mêlaient au parfum des fleurs. La maison semblait déserte. Aucune trace de Laurence ni de ses activités professionnelles. Pas de mallette. L’alarme n’était pas branchée. Pourtant, cela criait en moi. Après avoir fouillé toutes les pièces de la maison, nous nous apprêtions à attendre Laurence dans le canapé du salon lorsque Greg a remarqué une trappe dans le plancher. La douleur qui commençait à me vriller le crâne me disait qu’il fallait s’attendre au pire et je descendis dans la cave avec l’enthousiasme de Jésus sur le Mont des Oliviers.
Au bas de l’escalier se trouvait une petite chambre aménagée en salle de musculation. Une fraction de seconde avant de voir, je compris en poussant la porte que l’odeur n’était pas une odeur de cuisine. Laurence gisait écartelé sur un banc d’exercice, les quatre membres attachés aux pieds du meuble. Ce qu’on lui avait fait était à l’art baroque ce que le bombardement de Dresde est aux travaux d’intérêts généraux. La seule marque de sobriété résidait dans l’unité de technique choisie par les tortionnaires. Le chalumeau oxhydrique abandonné sur le sol était d’ailleurs la seule signature et probablement le seul indice laissé pour de futurs enquêteurs. Quant à Laurence, ce n’était plus qu’une cloque. Seul renfoncement dans ce corps boursouflé, deux orbites vacantes où l’on imaginait avec terreur le point de départ d’un parcours très éclectique. Je fixai longtemps Laurence avant que Greg ne trouve la force de me secouer le bras :
-    Etienne, il faut qu’on s’en aille !
Depuis cette nuit-là, je sens souvent un picotement venu du fond de l’œil, d’un endroit jadis dépourvu de sensibilité. Je crus que je n’arriverais jamais à remonter l’escalier. Au salon, je m’emparai d’une bouteille de whisky pour boire de longs traits à même le goulot. Puis je la tendis à Greg :
-    Pense à effacer les empreintes !
En disant cela, je réalisai qu’une fois de plus nous nous étions conduits comme des amateurs. La moitié de Sydney savait que nous étions après Laurence le jour où sa cave était transformée en rôtisserie.  Les mêmes craintes agitaient Greg. Allait-on remonter jusqu’à nous ? Je repensais à Charles et à son cadavre « sauvagement mutilé ». Ces cruautés étaient-elles la nouvelle mode chez les porte-flingues dégénérés ou s’inscrivaient-elles dans une stratégie délibérée ? « Je ne suis pas responsable de la mise en scène » avait dit Martin… Je savais aussi qu’en France Biosoft et la police marchaient main dans la main. Ce qui mettait là-bas l’enquête sur une fausse piste pourrait bien l’enliser ici. Le tabou suprême était la mention du nom de Biosoft.
« Même Biosoft m’en aurait proposé plus ». Ce qu’il avait vu dans le désert avait convaincu Laurence de tenter une surenchère auprès de Biosoft. Mais comme Charles, son cadavre était maintenant là pour dissuader d’éventuels candidats de jouer au plus fin avec Biosoft.

Les kilomètres parcourus ne suffisaient plus à m’illusionner sur mon inaction. J’attendais. J’avais cru vivre, mais j’attendais. Comme les autres. Et l’attente est la chose au monde que je déteste le plus. Elle renferme pourtant la promesse et la dynamique qui nous porte vers un monde meilleur. Tout le monde ou presque attend, quelque chose ou quelqu’un. Le présent se réserve pour les virtuoses de l’existence ou pour les abrutis. Voyage ou promenade sont d’excellentes distractions pour celui qui n’est plus tout à fait dupe de ce qui va venir car ils déplacent dans les jambes un problème qui finirait par nécroser d’autres organes tant il est difficile de se supporter sans bouger comme le brouillon d’une œuvre encore à venir.
Greg m’avait considéré jusque là comme une curiosité de plus dans un monde qui n’en manquait pas. Il ressentait encore plus que moi la contagion d’une histoire qui le dépassait. Nous avions peur mais il ne renia jamais l’amitié qui nous unissait. Il ne lui vint même pas à l’esprit de penser que mon départ pour le Japon était une échappatoire. Je lui promis de garder le contact pendant ces quelques jours et l’assurai que j’essayais de faire pour le mieux.

Depuis quelques mois, j’étais devenu spécialiste en faux papiers et ce talent me servit une fois de plus pour le voyage au Japon. Je quittai l’Australie sous le nom de Nelson Duval. La frontière franchie, je détruisis ces papiers pour reprendre le passeport d’Etienne. Ces petites manipulations étaient presque devenues de la routine et je mis le pied sur l’Empire du Soleil Levant sans que mon rythme cardiaque ne s’en ressentît.
Je changeai suffisamment de dollars pour tout mon séjour et passai presque directement de l’avion dans le train. Après les espaces verts et la grande barrière de corail, j’arrivais au cœur d’une conurbation de plusieurs centaines de kilomètres. De Tokyo à Osaka, les constructions ne s’interrompent jamais et cela continue jusqu’à Kyoto. Là, le flot des maisons s’arrête, comme endigué par les montagnes qui bordent la ville sur trois côtés.
Jour et nuit, la mégapole est sillonnée par des milliers de trains appartenant à plusieurs compagnies entre lesquelles il faut choisir avant de demander son chemin. Tout est compliqué mais rien n’est difficile. Je mettais pour la première fois les pieds au Japon avec le sentiment d’une étrange familiarité. Au rythme des images défilant derrière les vitres du train se composait en moi comme un puzzle fait de souvenirs littéraires, de reportages ou de rencontres fortuites dans les restaurants japonais de Paris.
J’étais plongé dans un système complexe et je sentais que tout s’accélérait en moi.
Une jeune fille en uniforme vint me présenter un plateau garni de serviettes chaudes. J’avais déployé des efforts surhumains pour me fondre dans la masse australienne, et voilà que je me retrouvais seul Occidental d’un compartiment rempli d’Orientaux. Je sentis l’angoisse poindre son nez. Biosoft aurait très bien pu diffuser mon signalement à tous ses cadres et…
Je pris la serviette chaude et récitai pédantesquement quelques passages du texte appris chez Rupert Wang. La jeune japonaise poussa des grognements très suggestifs accompagnés de mouvements de tête tumultueux censés suggérer des politesses et des étonnements vertigineux. Je me sentis glisser dans la case du système réservée aux étrangers excentriques. Autour de moi l’inquiétude se résorba, les nez repiquèrent dans les journaux.
Mais mon trouble n’avait pas disparu. Le malaise que je m’étais dissimulé sous une paranoïa suscitée par les limiers sanguinaires du Système m’apparaissait à nouveau sous sa forme première. Le sentiment d’éloignement qui m’avait saisi lors de mon réveil sur le Beagle II ne m’avait plus quitté. J’aurais pu sourire du spectacle d’un voyageur pris de panique au contact de l’étranger si mon désarroi n’avait surgi d’un sentiment diamétralement opposé. Je reconnaissais ce train de banlieue, ces employés cravatés absorbés par leurs lectures ou leurs cafés en boîte. J’avais même, deux heures après avoir atterri chez eux, capturé certaines de leurs mimiques ou de leurs tournures langagières. C’était moi que je ne reconnaissais pas.
Je sortais de ma tanière pour renouer avec le Trident qui m’avait affublé du sobriquet ridicule de Goumiprana. Les membres de cette secte m’attendaient comme une révélation, mais moi, je recherchais en eux des lueurs sur ce qui m’arrivait. J’avais fui la science pour aller à la rencontre des prêtres d’un culte sanglant. Sauveur universel ? Glaive universel ? Tout cela me paraissait irréel, déraisonnable et pourtant, je suivais mon chemin sans aucune considération pour les sentiments qui auraient été les miens six mois plus tôt.
J’aurais volontiers dit à mes adeptes que je ne venais pas pour régner mais pour régénérer, mais cette phrase résonnait comme une coquille vide. J’aspirais à étancher ma soif aux lumières d’un monde qui me gratifiait si généreusement de ses dépêches, mais l’éclaircie tardait à venir.
Après avoir changé de train, j’arrivais à mon auberge, située près du départ des sentiers qui sillonnent le Mont Koya. La maîtresse de maison me conduisit à ma chambre pour y servir du thé vert et des pâtisseries faites de marrons. Pendant la collation, elle installa la literie sur les tatamis. Ensuite, elle me fit signe de la suivre à l’autre bout du bâtiment pour me montrer le bain, seule véritable religion du pays. Pendant toutes ces opérations, elle ne cessa de me parler avec de longues phrases d’une langue cérémonieuse et chantante. Il n’y avait ici nulle place pour le hasard et la fantaisie n’apparaissait que dans l’inclinaison délicatement oblique dont la femme imprégnait parfois ses courbettes. Je me prêtais de bonne grâce à ses invitations, mais toutes les promesses de calme enfouies dans ses rites étaient hors de ma portée.
En tentant sans succès de m’immerger dans l’eau bouillante du bain, je pensais que tous les habitants de l’auberge allaient y passer un moment dans la soirée. Pourtant l’eau du bain resterait aussi claire que le jet d’une source chaude au fond des montagnes.

Le lendemain matin, munis d’une carte de randonnée, je partis attendre Pierre à la gare où nous avions rendez-vous.
-    Salut Pierre !
-    Bonjour… euh… comment dois-je vous appeler ?
-    Daniel ! Et tutoie-moi, c’est plus évangélique.
-    Dans le Trident tout le monde se tutoie.
-    J’ai compris qu’on se tuait beaucoup aussi !
-    Ce n’est pas le plus important. Ce genre de choses arrive partout.
-    Qu’est-ce qui est le plus important ?
-    Mais toi ! C’est parce que Yekuno Salama m’a montré l’échantillon de ta semence que je suis là. J’étais encore assez sceptique car je sais que tout peut être trafiqué, mais lorsque tes analyses avaient mis tout Biosoft en ébullition, je n’ai plus douté. Ce qu’annonçait le Trident se réalisait sous nos yeux.
-    Mais quel rapport avec les massacres ?
-    Cela marque la fin d’un monde, l’arrivée d’une nouvelle ère. Les membres pensent qu’ils sont le bras de ce renouveau. Bien sûr, je suis réservé sur l’utilité de ces massacres. Mais encore une fois, cela ne compte pas.
-    Quel hasard tout de même que nous nous soyons rencontrés sur le port de Djibouti !
-    C’est Yekuno qui m’a téléphoné de venir te chercher. Rien de mystérieux là-dedans. En revanche, je ne m’explique toujours pas comment il a décidé d’aborder ton bateau.
-    Tu faisais donc déjà partie du Trident ?
-    Pas vraiment… dans l’humanitaire, on est souvent à cheval.
-     Et maintenant, quel est ton rôle dans le Trident ?
-    Il n’y a pas d’autre obligation que d’apporter de nouveaux adeptes jusqu’à ce que le chiffre soit atteint. Mais maintenant que Yekuno est mort… Il n’y a pas de hiérarchie dans le Trident. Quand Yekuno est revenu de Paris, il a dit que les temps se rapprochaient et qu’il ne restait plus que trois mois. Certaines dents ont grincé, mais il a mis tout le monde au pas. Lorsque tu es… disparu, il n’a pas eu la force de mentir et s’est fait assassiné pas ses rivaux. Depuis, c’est la pagaille. Mais il n’y a pas de division. L’unité du Trident est préservée. Même les assassins de Yekuno suivent son enseignement : préparer le Royaume.
-    Que suggères-tu ?
-    Il me faudrait un signe.
-    Demain je t’enverrai mon sang pour que tu puisses concevoir de nouveaux remèdes.
-    C’est le signe que j’attendais. Mais la mission du Trident n’est-elle pas d’éliminer les inutiles ?
-    La prophétie dit qu’ils disparaîtront. Elle ne dit pas comment. Nous commencerons par les malfaisants. Biosoft nous menace. Que sais-tu de leurs travaux ?
-    Rien de plus. Tout de suite après que j’en ai entendu parler par un ami de chez eux, ces travaux ont été classés top-secret.
-    De quelles forces pouvons-nous disposer pour lutter contre Biosoft ?
-    Je n’ai pas les chiffres, mais tu connais leurs œuvres.
-    Pierre, écoute-moi bien. Je veux que tu organises la destruction de Biosoft. Saccage partout leurs dépôts de médicaments et distribue gratuitement les stocks restants. Est-ce que tu connais Vidalux ?
-    Les Norvégiens qui ont tenté de s’opposer à l’hégémonie de Biosoft ?
-    Oui, ils sont au bord du gouffre et personne n’ose se porter repreneur. Même leur actionnaire américain les lâche. Trouve de l’argent et rachète-les.
Je ne trouvais même pas le temps de m’étonner de cette fermeté. Les mots et les idées me venaient spontanément comme les gestes du combat dans le désert australien. Je découvrais avec Pierre les grandes lignes de notre contre-attaque.
Tout en discutant, nous marchions sur le sentier de randonnée qui fait le tour du Mont Koya. Je pris l’appareil photo que Pierre portait en bandoulière et le journal qui dépassait de son sac à dos. Deux jeunes lycéennes en uniformes sirotaient des boissons sur un banc. Au premier coup d’œil elles abandonnèrent leur mal-être adolescent sur le banc et se transformèrent en photographes exubérantes et joyeuses. Le journal déployé les fit beaucoup rire. La plus grande demanda d’un anglais hésitant mais correct qui de nous deux était l’otage. Je m’appliquai violemment l’index sur le bout du nez.
Nous continuâmes notre promenade au milieu des pins et des temples. Parfois, des psalmodies gutturales résonnaient dans la montagne.
-    On dit qu’ils répètent les paroles du Bouddha, dit Pierre. Yekuno parlait souvent de la puissance de la prière. Les anciens Egyptiens croyaient qu’on pouvait animer la statue d’un dieu en prononçant correctement son nom. Yekuno insistait sur le bon nombre, le bon rythme et disait souvent que nous avons perdu les prières. C’est aussi ce qu’il attendait de toi.
Cela nous avait conduit aux portes d’une source en plein air. On voyait des bassins dispersés dans la montagne et des corps nus floutés par les vapeurs. Après nous être récurés de fond en comble dans la salle de bains attenant au vestiaire, nous  partîmes déambuler de vasques en vasques. Mijoter dans de l’eau chaude était pour les pèlerins un avant goût du nirvana qu’ils n’avaient pas encore atteint. Nous nous coulâmes avec délices dans un des bains. Nos dernières impuretés terrestres se dissolvaient dans une eau presque aussi chaude que celle de l’auberge et je compris que Pierre attendait de moi quelques explications.
-    Les hommes ont perdu la mémoire. Le livre, puis l’information généralisée l’ont tuée. Sans mémoire, on ne réfléchit plus. On ne comprend plus rien. Il ne reste que des volontés erratiques et brutales, exaspérées par l’impuissance, et le bavardage omniprésent.
-    Jusque là, c’est assez classique, répliqua Pierre dont je découvrais l’insolente rationalité.
-    Ma seule qualité est de recevoir.
-    Recevoir quoi ? De qui ?
-    C’est difficile à dire. Je résonne comme un cristal et cela me permet d’apprendre plus vite, de faire des choses qui m’étaient inconnues ou de mieux résister aux maladies. Beaucoup de gens sentent quand on les regarde. Chez moi, ce don est un peu plus développé, un peu plus diversifié. Mais c’est la même chose. Je n’invente rien, j’entends simplement ce à quoi vous êtes encore sourds.
-    C’est donc ça la nouvelle étape : on met tout en commun ?  Est-ce pour cela que Yekuno voulait éliminer les inutiles ?
Je laissais Pierre sans réponse. Je n’étais pas pressé qu’il découvrît que ma mémoire universelle ne s’accompagnait pas encore d’un intellect à sa hauteur. Je n’osais surtout pas le conforter dans l’idée qu’il valait mieux que le bain soit propre si nous étions tous invités à le partager. Ces évidences faciles m’épouvantaient et j’essayais de m’en guérir par le spectacle de la vie et de ses saletés consubstantielles.  Et puis, comme les mouvements de combat, les paroles affluèrent à nouveau.
-    Lorsqu’on détruit une termitière en y insérant une plaque d’acier, les termites reconstruisent des deux côtés des architectures qui suivent le même plan. Les arches et les tunnels se font face de part et d’autre du métal. Nous vivons nous aussi coupés du monde, contraints d’en appréhender la plénitude par des chemins qui n’aboutissent nulle part. Ces liens, je les sens en moi. La prière est une tentative de réinscrire en nous ces chemins ravagés. La répétition peut changer le monde, comme le pas des soldats peut faire écrouler les ponts. Aussi, n’accorde pas trop d’importance à ma personne. Je ne suis que le centre d’une myriade de fils qui tissent celui que vous appelez Goumiprana. Même si nous n’arrivons plus à transmettre à nos enfants ce qui fait pour nous le sens de la vie, je ne crois pas être le seul à sentir ces forces, à recevoir ces messages. D’autres viendront.
-    Mais la volonté, la vertu ? Ne comptent-elles pour rien ?
-    La vertu, c’est être vrai. Chante juste et tes paroles porteront loin. C’est ce qu’essayent de faire les moines que nous venons d’entendre. Regarde un banc de poissons, une migration d’oiseaux. Ils ont conservé l’harmonie qui nous fait défaut.
-    Mais la vertu ne peut se réduire à la loi du groupe !
-    Tout est lié. Ceux qui brisent l’ordre coupent les fils. C’est pour cela qu’il ne faut pas tuer.
-    Il y a donc des volontés mauvaises, des messages pervers ? De quoi résonnerais-tu si elles étaient les plus nombreuses ?
-    Même le criminel le plus endurci reste encore plus bon que mauvais. Le problème c’est qu’on n’entend plus. On ne transmet plus.
-    Et le requin dans ton banc de poissons ?
-    Rien à voir avec les dizaines de millions de morts qui pourrissent en vain dans le XXè siècle. Nous - notre science, notre raison, nos démocraties - nous avons perdu le chemin.
-    Et Dieu ? renchérit Pierre. Il n’y a pas de transcendance dans ton monde ?
-    Nous avons déjà tant de mal à sentir ce qui se passe ici et maintenant. Et tu voudrais que je vous instruise de l’au-delà ? Cette connaissance ne peut résulter d’un enseignement. Concentre-toi sur ta conscience. Si quelque chose devait se révéler, cela ne viendrait pas à travers moi.
Je compris que l’effort à faire n’était pas un effort d’explication, Il fallait plutôt débrancher la machine, se sortir des fausses évidences et des raisonnements. Déconcerté moi-même par ce que je venais de dire, je changeai le cours de la conversation.
-    Tu ne trouves pas qu’on ressemble à deux électrodes ?
Pierre sourit, mais je vis qu’il cherchait encore à relier cette plaisanterie idiote à ce que je venais de lui révéler.
-    Le courant passe, mais il faudrait ne jamais quitter ce bain.
-    Ne crains pas le court-circuit : tout à l’heure nos chemins se sépareront. Les choses s’éclairciront petit à petit. Mais n’oublie jamais ce que je t’ai dit. Ta mission fonde notre époque.
-    Tu peux compter à jamais sur moi.
-    Ne fais donc pas de promesses qui te dépassent !
Autour de notre baignoire de rochers, les bambous nains ondulaient sous les cryptomères. C’était l’heure à laquelle le soleil jette quelques feux furtifs dans les sous-bois avant de disparaître derrière les montagnes.
- Tu dors à Osaka ?

Avant de quitter le Japon, je pris soin d’aller dans un centre de transfusion pour faire expédier à Paris une poche de mon sang. J’alléguai que ma fille malade ne tolérait que mon sang. Les médecins me regardèrent comme un enfant à qui tous les caprices sont permis, mais je payai largement leurs services et la poche fut chez le docteur Pierre Barthélemy lorsque j’atterris en Australie. La mission et les signes que j’avais confiés à Pierre me faisaient sortir du bois. J’ignorais encore vers quoi nous nous dirigions, mais je commençais moi-même à croire à l’efficacité de mes humeurs.

A Tokyo, je changeai d’avion pour un appareil bigarré de la Qantas avec un magnifique kangourou sur la queue. Une hôtesse accorte offrait des journaux australiens sur lesquels je me précipitai. Seul le Sydney Morning Post parlait avec parcimonie du meurtre de Laurence : « Règlement de comptes dans les arts martiaux ». On y apprenait que la victime, un champion très controversé, n’hésitait pas à se servir du briquet pour perturber l’entraînement d’un adversaire. La police enquêtait. Après tout pourquoi pas ? Les bourreaux ne sont souvent que des victimes retournées. Mais, comme pour Charles, ceux qui savaient reconnaître la main de Biosoft  se garderaient bien d’intervenir dans le jeu. En pensant que je venais de déclarer ma guerre à ces bandits je sentis comme un picotement dans le fond de l’œil.

De retour à Sydney, j’éprouvai le besoin d’exorciser mes peurs et je retournai sans tarder dans le quartier de Kingscross où nous avions vainement cherché Laurence. Je passais de bar en bar, sans autre but que de croiser certains regards. Rien n’arriva. Laurence était oublié. J’avais retrouvé Greg avaec plaisir et soulagement. Il n’était plus aussi préoccupé qu’avant mon départ et n’hésitait pas à se joindre à moi pour écumer le quartier. Je finissais par me demander si tout cela n’était pas un prétexte pour nous retrouver dans des endroits où ni Greg ni moi n’aurions mis les pieds habituellement.
Pierre Barthélemy était reparti pour l’Afrique où mon sang devait lui permettre de mobiliser nos troupes pour la bataille. Nous communiquions peu souvent et toujours avec un luxe de précautions très flatteur pour nos adversaires. Bientôt, les media me donnèrent plus de nouvelles que ces échanges parcimonieux. Les établissements de Biosoft commençaient de flamber. Il ne restait plus qu’à patienter.
Un soir où je traînais seul dans un établissement sans intérêt, je rencontrai Julie dans le couloir menant aux toilettes. Elle fit mine de me reconnaître sans arriver à me remettre. Même si ma méfiance était légitime, son sourire affable semblait promettre des mondes dont mes premières paroles décideraient l’existence ou l’anéantissement. Elle portait un tailleur en lin à même la peau et, bien que mon centre de gravité se fut considérablement abaissé, je tentais de garder mon regard sur la ligne de ses yeux.
-    On s’est vu avec Laurence, lui dis-je en bafouillant.
-    Oh ! …
-    Vous… vous le connaissiez bien ?
-    Oh ! Oui, oui, on a fait quelques bêtises ensemble.
Son ton respirait les bonnes manières et ne correspondait guère à celui de l’animal que je m’étais imaginé. Nous affectâmes tous deux l’air hypocrite et contrit des condoléances civiles et cela m’ouvrit un boulevard pour la suite du rituel. Je l’entraînai vers une terrasse où nous bûmes des jus de fruits. Julie restait dans le rôle de la jeune femme bien élevée qui s’accommode d’une situation équivoque en feignant de croire que la différence d’âge lui sert de chaperon.
-    Des études de biochimie ? Avec MacNabbs ? Mais c’est passionnant ! Mon père a fait ses études avec MacNabbs. Puis il a fait carrière dans l’océanographie avant de se retirer pour poursuivre ses recherches dans notre ferme de Pardez.
-    Ça c’est une coïncidence ! Sur quoi travaille-t-il ?
-    Je n’y comprends pas grand chose et c’est extrêmement secret, mais s’il vous trouve sympathique mon père pourra vous en parler pendant trois jours d’affilée.
-    C’est une invitation ?
-    Si vous le connaissiez, vous diriez plutôt un menace. Ah, ah, ah…Je vais à la ferme ce week-end, si le cœur vous en dit, je crois que mon père serait ravi de vous y recevoir…
-    Laurence a-t-il eu droit à…
-    Oh ! Non, lui ce n’était pas son genre, vous savez…
-    …il préférait le Old England ?
Julie se pencha vers mon oreille avec un petit sourire narquois :
-    Il ne vous a tout de même pas raconté tout ça dans le désert ? Mais je vois que nous sommes entre gens intelligents. Cessons de tourner autour du pot. J’ai engagé Laurence pour tenter de savoir ce que Biosoft faisait dans le désert. Vous n’étiez pas prévu, mais nous sommes dans le même camp. Laurence est mort parce qu’il a voulu négocier avec Biosoft. Paix à son âme.

Lorsque j’arrivais sur le tarmac de **, un petit aéroport privé de Sydney, le mystère dont s’était drapé Julie rattrapait presque ses appas dans l’échelle de mes excitations. Je la retrouvai dans le bâtiment de l’aéro-club où elle lisait un magazine en buvant du thé. Pour cette troisième rencontre elle avait choisi le jean et la chemise à carreaux. A ses pieds, un sac de voyage en toile noire.
-    Etienne ! Ça va ? Bon, il faut qu’on y aille pour être à l’heure du déjeuner à Pardez.
La perspective de passer la matinée dans un petit avion puant et bruyant ne m’enthousiasmait guère. Mais Julie me conduisit vers un vrai petit jet privé dont elle prit les commandes.
-    Un cadeau de mon père. Il ne supporte pas l’idée que je sois loin de lui.
Dix minutes plus tard nous quittions la ville en longeant le rivage, juste assez haut pour que je succombe définitivement à la magie du pays. J’étais assis à la place du copilote mais je ne n’écoutais guère les explications de Julie tant j’étais sous le charme du paysage. Au bout d’une heure ou deux, elle me dit :
-    Prends les commandes, il faut que j’aille faire pipi.
-    Mais…
-    T’inquiète pas, je vais laisser la porte ouverte. Si tu as un problème, tu n’auras qu’à crier.
Pour la première fois depuis notre départ, je regardai le ciel, droit devant moi. Au fond, il n’y avait rien d’autre à faire qu’à tenir le manche. Dans le silence relatif que nous offrait la technologie, je repensais aux pleurs des clients de l’Old England. A son retour, Julie railla mon sérieux.
-    Eh bien ! Tu ne t’en tires pas si mal !
-    Il n’y a rien à faire.
-    C’est comme tout. On n’est là que pour le cas où… Par exemple ça !
Elle toucha deux ou trois manettes et les moteurs s’arrêtèrent. Après de très longues secondes, j’eux l’impression que le sifflement de l’air sur le fuselage changeai de tonalité. J’émis un discret grognement.
-    Pas d’angoisse, plaisanta Julie.
Elle actionna conjointement deux boutons et l’on entendit un do puis deux sols sortir du moteur. Toujours en souriant, elle me fixa d’un air interrogateur. Devant mon silence, elle réitéra la manœuvre en sifflant la suite de l’air.
-    You don’t know what love is ! m’écriai-je
-    Ouf ! J’ai bien cru qu’on allait s’écraser, dit-elle en rallumant le moteur.
Une heure plus tard, nous survolions quelques bâtiments blancs perdus sur les berges d’un fleuve. De minuscules silhouettes s’agitaient aux abords d’un vaste terrain dégagé. « Mon père, Frank Shelley» dit Julie avec emphase en embrassant d’un geste toute la propriété.
L’habitation principale sortait de l’esprit d’un architecte au fait des dernières évolutions de son art et l’ameublement mariait habilement confort et lignes épurées. Intégrés aux murs, des écrans répartis dans toute la maison diffusaient en silence des images du monde entier. Certains s’étaient figés sur des tableaux célèbres qui semblaient ici plus vrai que nature. Bref la maison de Mr Frank Shelley n’était pas la retraite d’un candidat au minimum vieillesse.
La tenue de Julie m’avait fait attendre un vieil homme bourru, confit dans le soleil et l’eau de mer et je découvris un dandy qui démontrait une fois de plus que l’élégance et les soins ne sont plus l’apanage des citadins. Quelques instants suffisaient à comprendre que le fringant quinquagénaire n’avait pas été poussé sur ces lointains rivages par une aversion du monde contemporain.
-    Vous devez mourir de faim. Si nous passions à table ?
-    Très bonne idée papa.
Ni le père, ni la fille ne donnaient dans le banal et pourtant leurs paroles semblaient sortir d’un scénario conventionnel écrit une fois pour toutes. Heureusement, il y avait le décor. La salle à manger se trouvait à l’étage et sa paroi vitrée surplombait le fleuve que nous venions de survoler.
-    Cela fait deux ans que je vis ici, mais je n’arrive pas à me lasser de cette vue, me dit Frank en nous proposant des rafraîchissements. Je peux même vous dire que le spectacle de ce fleuve me fascine. Je me suis longtemps demandé pourquoi, mais je crois maintenant qu’il me rappelle ma jeunesse. A dix-neuf ans, une baignade dans la rivière Irrawaddy, près de Pagan. Je me souviens de ses gros flots boueux sous un ciel chargé de nuages et je me revois, seul dans l’eau, luttant contre le courant. Depuis, j’ai nagé dans toutes les mers du monde. Grâce à mon métier d’océanographe, j’ai vécu mille choses que vous m’envierez quand je vous les raconterai. Pourtant, je me souviens toujours de ce matin dans les flots boueux de l’Irrawaddy.
-    Je suppose que c’était avant le tremblement de terre… lui dis-je avec l’air de celui qui apprécie les confidences à leur juste valeur.
-    Oh ! Oui, je suis content d’avoir connu Pagan avant le tremblement de terre. Mais vous savez, il n’a fait qu’accélérer un peu le cours normal de choses. C’est une illusion de vouloir tout conserver. Il faut être résolument moderne.
Je sentais quand même assez de nostalgie dans sa voix pour le faire parler des murailles de Pékin, de Belleville ou des fêtes de Tanger. Il m’enviait néanmoins le fait d’être français, la chance d’avoir une histoire. Ici les traditions n’étaient encore que des habitudes et la présence comme un remords de la plus vieille culture du monde ne suffisait pas à ancrer la nation.
Vers la fin du repas, je lançai cette bouée sur les flots tumultueux de ses paroles :
-    Julie m’a parlé de vos recherches…
-    Ah ! Mes recherches, il n’y a plus que cela qui m’intéresse vraiment.
-    J’espère que vous aurez le temps de m’en parler.
-    En un mot comme en mille, l’embryologie. C’est la discipline qui me passionne depuis que j’ai vu le fœtus d’une baleine victime de fausse couche au large du Chili. J’ai plongé pour le récupérer, je l’ai disséqué sur notre navire laboratoire. Comme vous le savez, à certain stade de leur développement, les embryons de baleine portent la trace de quatre pattes. Sur mon fœtus, ce souvenir était particulièrement visible et j’ai cru voir un instant l’animal dont descend la baleine. Cette chimère fut le point de départ de mes recherches. Nous nous efforçons de gratter la Terre à la recherche d’improbables fossiles dont nous savons par avance qu’ils ne sont que des cas particuliers de l’évolution. J’ai pensé qu’il serait plus prometteur d’essayer de déchiffrer les encyclopédies que sont les embryons des êtres vivants. On peut y trouver la mémoire d’étapes antérieures et des blocs notes pour des solutions abandonnées par l’évolution.
-    Bref, tout marque sur le vivant, lui dis-je en me souvenant de Charles.
-    Bien sûr ! s’exclama Frank.
-    Est-il indiscret de vous demander si vous avez récolté beaucoup de renseignements inédits ?
-    J’ai eu quelques satisfactions, mais surtout j’ai eu des confirmations.
Le sourire goguenard de Julie me laissait entrevoir des connivences que je ne m’expliquais pas encore. Après nous avoir resservi du café qu’elle boudait par souci diététique, elle se leva pour proposer un tour du propriétaire. Frank commença la visite par une grande bâtisse précédée d’un sas ouvrant sur une enfilade de salles. Je compris alors que ses recherches n’étaient pas les lubies d’un retraité désœuvré. Il mes présenta quelques blouses blanches affairées sur un appareillage du dernier cri. Je reconnus certaines des machines utilisées par Charles et d’autres engins vus dans les livres. Frank me gratifia d’un commentaire détaillé. Il semblait très flatté de mon étonnement et la visite se poursuivit par un véritable cours de biologie. Dans la dernière salle, Frank se tut un instant pour me laisser contempler en silence une machine inconnue. Il s’agissait visiblement d’un prototype bricolé par ses hommes. L’assemblage rappelait vaguement un alambic sur la cuve duquel on aurait branché des appareils de mesures. Des consoles disposées derrières des panneaux isolants laissaient supposer que la cuve pouvait être soumise à des radiations.
-    Inutile de vous casser la tête Etienne, me dit Frank, vous ne pouvez pas connaître cet appareil. Il s’agit de la pièce centrale du dispositif. Les embryons sont disposés dans cette couveuse, un utérus artificiel si vous préférez, et nous étudions les différentes étapes de leur développement.
-    D’où l’équipement radio ?
-    Oui, nous nous permettons parfois de bousculer le développement de ces embryons par des doses de radiations supérieures à la normale. En fait, nous tentons par tous les moyens d’aiguiller leur développement vers une voie dépassée ou rejetée par l’évolution.
-    Et ça marche ?
-    Le but n’est pas d’obtenir des sujets viables. La plupart d’entre eux ne survivent que quelques jours à nos expériences. Mais cela suffit. Ce que nous cherchons, c’est un coup d’œil sur le passé, la confirmation de certaines intuitions sur l’arbre généalogique des êtres vivants. Ces engins peuvent restituer les conditions de la planète durant les dernières 300 millions d’années. Jusqu’à présent nous avons surtout travaillé sur des mammifères marins ou sur des reptiles, poursuivit le père de Julie. Mais assez parlé, il est temps que je vous montre mes crocodiles.
Les crocodiles se trouvaient dans une grande serre de style 1900 dont les courbes évoquaient une cage d’oiseleur. Ici, plus d’appareillage sophistiqué, plus de blouses blanches, mais une débauche de plantes tropicales au travers desquelles nous parvînmes au garde-corps protégeant la fosse aux crocodiles. Deux jeunes filles vêtues de shorts et de débardeurs semblaient être le seul personnel autorisé dans la serre. Quelques sauriens apathiques somnolaient sur la plage qui menait à la mare.
-    Ça, me dit Frank, ce sont des crocodiles. Ils ne nous intéressent que pour leurs œufs. Passez plutôt par-là.
Le chemin se poursuivait au travers d’un bosquet pour mener à une porte dissimulée par les feuillages. Frank apposa son index sur un capteur optique et le sésame s’ouvrit sur une petite pièce encombrée de manteaux dont nous nous revêtîmes. La deuxième porte révélait un escalier qui descendait dans la colline à laquelle s’appuyait la serre. Les vêtements d’hiver n’étaient pas superflus. Selon Frank la chambre était à quatre degrés. La lumière était crue et le bruit de nos pas résonnait sèchement sur les surfaces impeccables du souterrain. On repassait du zoo au laboratoire. Plus de décor, plus de fosse, mais un vivarium dont le plancher surélevé permettait d’observer de très près un couple de crocodiles. A notre arrivée les deux animaux s’agitaient beaucoup et tentaient par des sauts répétés d’atteindre le sommet de la grille qui les séparaient de nous. Dans un coin de la cage, la carcasse à moitié dévorée d’un mouton.
Un peu mal à l’aise, je descendis les quelques marches qui menaient à l’arrière de la cage. Il s’agissait d’un gros aquarium. Les crocodiles plongèrent dans l’eau pour venir se coller contre la vitre. Leurs deux paires d’yeux jaunes me fixaient avec la troublante familiarité des chiens. Je remarquais avec stupeur un thermomètre indiquant 2° Celsius.
-    Mais …
-    Vous avez raison, me dit Frank en souriant, ce n’est pas une température pour des crocodiles. Les autres ne tiendraient pas plus d’une heure à ce régime, mais ceux-là, ce sont mes crocodiles. Ils sortent de la machine que vous venez de voir là-bas. Après deux ans de tâtonnement et d’échecs, j’ai pu rendre aux œufs des autres crocodiles une partie de la mémoire enfouie en eux depuis plus de deux cent millions d’années. Et voilà ce que ça donne !
J’étais de plus en plus fasciné par le regard des reptiles. Ils étaient maintenant tout à fait calmes et se contentaient de nous suivre pendant que nous tournions autour de leur cage. Ils ne me quittaient pas des yeux et leur attitude donnait presque envie de passer une main pour flatter leurs mufles monstrueux.
-    En tous cas nos crocodiles semblent vous avoir adopté Monsieur Adélaïde !
-    …
Pelotonnée dans une doudoune rose, Julie laissa venir à ses lèvres un sourire de bonne élève. Je la sentis se presser doucement contre moi. Les deux reptiles étaient à cinquante centimètres de nous et je pouvais sentir leur souffle chaud sur ma figure.
-    Ne vous inquiétez pas Daniel, poursuivit Frank, vous êtes ici chez des amis. Nous saurons vous défendre s’il le faut.

Je restais une bonne heure dans la baignoire à retourner dans ma tête ce que je venais d’apprendre. Julie n’avait fait aucun mystère sur le fait que Frank avait commandité l’opération de Laurence dans le désert. Après notre rencontre « fortuite » à Sydney, Laurence m’avait désigné comme son voleur à Julie. Mais elle et son père semblaient en savoir beaucoup plus que ça sur mon compte. Ils connaissaient même mon vrai nom et feignaient d’être confirmés dans leurs hypothèses par des crocodiles à sang chaud. Ils se disaient les adversaires de Biosoft. Mais pouvais-je les associer à ma croisade contre le géant pharmaceutique ?
En tous cas, ma chambre était confortable. Je me séchais dans un peignoir onctueux en explorant les ressources de la zappe et du clavier posés sur ma table de nuit.
En installant ses écrans, Frank avait tenté de satisfaire au mieux le fantasme central de notre époque. Le monde à discrétion. Je consultai d’hypothétiques messages en écoutant mes musiques de prédilection, puis je partis sans conviction visiter deux ou trois salles du Louvre. Ensuite, comme j’avais quelques appréhensions à consulter des informations sur les crocodiles, je me branchai sur les actualités. Une épidémie décimait une tribu aborigène des régions septentrionales. Je demandai les images disponibles et j’obtins l’interview d’un employé de la compagnie minière autorisée à exploiter ce territoire. «Les aborigènes accusent la Compagnie d’être responsable de l’épidémie car nous aurions dérangé des sites sacrés. Tout le monde sait pourtant que les premières victimes furent des jeunes gens qui revenaient d’un voyage initiatique dans le nord de la province ».
Je rageais d’avoir attendu la confirmation de mes soupçons par l’interview d’un contremaître. J’écoutai distraitement une description de l’épidémie en me demandant comment faire pour aider ces aborigènes qui me devaient probablement leur malheur lorsque le visage de Frank s’incrusta sur l’écran :
-    Daniel ! Auriez-vous oublié l’heure du dîner ?
-    Frank ! Pouvez-vous me voir comme je vous vois ?
-    Uniquement si vous déverrouillez le dispositif en appuyant sur le bouton droit en haut de la télécommande… oui, comme ça, mais je ne tiens pas à assister à votre habillement. Votre présence à table dans cinq minutes me suffira.
Malgré les circonstances, à cause d’elles peut-être, je m’empressai de passer quelques vêtements pour ne pas manquer plus longtemps aux convenances. Les pompes de l’Empire m’attendaient.  Julie m’accueillit dans une robe de soirée rouge qui ne laissait rien ignorer de sa somptueuse anatomie. Dans un coin de la salle à manger, Frank débouchait une bouteille de Champagne français.
-    Bigre, m’écriai-je rassuré, tout cela pour deux crocodiles au sang chaud !
-    Endothermes, Daniel, endothermes, corrigea Frank.
-    Puis-je poser quelques questions ? dis-je en trinquant.
-    Tout ce que vous voulez Daniel. Vous saurez tout ! Je veux vous associer à tout ça !
Des spots lumineux transformaient le fleuve et ses contreforts en scène de théâtre. A mon tour, je fus frappé par la beauté du site auquel je n’avais accordé qu’un œil absent lorsqu’il était écrasé par le soleil.
-    Julie, depuis quand sais-tu qui je suis ?
-    Je t’ai repéré grâce à la base de données de la bibliothèque universitaire, dit-elle en souriant. Nous surveillons les lecteurs scientifiques des grandes bibliothèques mondiales en piratant leurs systèmes informatiques. Les titres et la fréquence de tes lectures nous ont mis la puce à l’oreille…Le reste de l’histoire, c’est Biosoft qui me l’a soufflée.
-    Joli ! Mais n’avez-vous pas peur que les bêtises de Laurence aident Biosoft à remonter jusqu’ici ?
-    Laurence ignorait tout de Frank et de Pardez. Il ne connaissait qu’une jeune et ambitieuse Julie.
-    Mais tu es la fille de Frank !
Un sourire et un petit geste de la main m’invitaient à moucher mes inquiétudes pour passer à table. L’une des jeunes nymphes de la serre, vêtue cette fois d’une jupe noire et d’un chemisier blanc, nous servit des mets qui n’avaient plus rien de comparable avec le buffet campagnard de l’après midi. Heureusement, les courtes nattes rousses et les taches de son de la fille faisaient oublier le caractère guindé qui s’attache trop souvent aux festins.
-    Que viennent faire les crocodiles là-dedans ? dis-je en attaquant mon feuilleté de foie gras au cassis.
-    Ce sont les cousins des dinosaures ! s’exclama Frank. Mais, avant cela, pour compléter ce que vient de dire Julie, il faut que vous sachiez que nous étions également sur les traces du professeur Jean-Baptiste Laignel. Vous le savez peut-être, il travaillait sur quelques thèses prometteuses en matière d’évolution. Bien que je ne sois pas du tout d’accord avec lui, je reste persuadé que nos chemins se seraient un jour croisés.
-    Le monde est petit ! Vous savez ce qui lui est arrivé ?
-    Oui, c’est terrible, dit Frank, mais revenons aux dinosaures. Voilà des animaux qui dominèrent sans partage toutes les niches écologiques de la planète pendant cent trente millions d’années. Je vous rappelle qu’au bout de quatre ou cinq millions d’années, l’espèce homo, la merveille de la création, a déjà créé les conditions de sa disparition prochaine. Pourtant nos meilleurs savants continuent posément de considérer le dinosaure comme un inadapté, un crétin flegmatique et tentent d’expliquer sa disparition par des scénarios de science-fiction. Dans ce domaine, Laignel ne se satisfaisait pas de ce prêt-à-penser. Il cherchait comme moi les messages que laissèrent ou qui déclenchèrent les catastrophes de l’évolution.
-    … ? ma moue invitait Frank à m’en dire plus pendant que Julie resservait une tournée de Gewurztraminer vendanges tardives.
-    Les dinosaures n’ont pas plus disparu sans raison que l’homme ne hâte la sixième extinction de masse par stupidité.
-    Une volonté maligne ? dis-je en souriant.
-    Quelqu’un, Daniel, quelqu’un que j’aimerais découvrir avec vous si vous vous associez à nos recherches. Ne riez pas ! Je me fais fort de vous convaincre.
A cet instant, l’œillade de Julie m’aurait fait signer un pacte avec le diable.
-    Mais en quoi puis-je vous être utile ? Je ne comprends rien de ce que vous me dites et encore moins ce qui m’arrive.
-    Je sais qu’il paraît ridicule aujourd’hui de rechercher la trace d’une volonté dans l’histoire de la planète, mais je trouve trop d’aberrations dans les versions officielles pour me résoudre à fermer les yeux. Vous avez vu mes crocodiles ? Ils sont produits avec des moyens dérisoires au regard de ce dont dispose le moindre laboratoire universitaire digne de ce nom. Pourtant ils remettent en cause tout ce que l’on apprend dans ces universités. Pensez-vous que je sois un génie ? Pas du tout ! Des dizaines de livres évoquent les possibilités sur lesquelles je travaille, mais ils sont systématiquement ignorés et leurs auteurs sont écartés des centres de recherche. Laignel avait cette intuition. C’est pour cela qu’il est mort !
-    Mais non ! Ces sont des sauvages analphabètes qui l’ont massacré !
-    Je ne vois pas ce que cela change. Pensez-vous que mes crocodiles savent qu’ils sont dépositaires d’un message qui flanque par terre toutes les certitudes de la paléontologie ?
-    Vous pensez donc que je suis comme vos crocodiles, dépositaire d’un message ? demandai-je
-    Nous sommes tous dépositaires de messages. Et ces messages sont tous écrits avec le même alphabet. Mes crocodiles, ces baies de cassis, vous, nous possédons tous un ADN codant de la même manière.
-    Ne pensez-vous pas qu’il puisse exister d’autres modes de transmissions ?
-    Bien sûr que si ! L’homme en a inventé quelques-uns. Mes crocodiles n’ont pas eu besoin d’analyser votre ADN pour vous reconnaître !
-    Une résonance ?
-    Peut-être… Mais n’oubliez pas qu’il faut toujours un émetteur et un récepteur. Je crois que nous avons du pain sur la planche ! Puis-je compter sur vous ?
Après ma visite à Rupert Wang et mon discours improvisé dans les sources chaudes du Mont Koya, je ne m’étais jamais senti si proche d’un début de compréhension. Malgré cela, je ne pensais depuis le début de la soirée, qu’à ces aborigènes mourant dans le désert parce qu’on testait sur eux l’efficacité de mon sang.
-    Frank, repris-je, savez-vous en quoi consiste l’expérience de Biosoft dans le désert ?
-    Comme vous, j’écoute les infos, mais grâce à vos talents, je n’en sais pas plus.
-    Nous avons récupéré deux types de seringues : un germe inconnu qui commence à faire les ravages dont parlent les infos et mon sang. Mon sang dont Biosoft espérait tirer un remède universel.
-    Passionnant !
-    Rassurez-vous, ils ont échoué. Mais avant toutes choses, je dois éclaircir cela. Des hommes meurent à cause de moi. Je dois essayer d’arrêter cela.
-    Méfiez-vous, Daniel, ils n’aiment pas que l’on se mêle de leurs affaires. Nous les connaissons bien. Souvenez-vous de Laurence.
-    Julie, dis-je, peux-tu m’emmener à Hilton Creek ? C’est là que l’épidémie s’est déclenchée.
-    Mais nous avons des choses beaucoup plus importantes à faire ! rugit Frank.
Julie se taisait, les yeux dans le vague. La rouquine débarrassa les assiettes et nous en remit d’autres pour le plat de résistance.
-    Daniel, continua Frank, à quoi cela rime-t-il de risquer votre vie maintenant ?
-    Charles Darien, Laurence O’Connor et plusieurs aborigènes sont déjà morts à cause de cette expérience. A votre tour, ne sous-estimez pas Biosoft. Nous pourrions bien être les prochains sur la liste si nous négligeons cette affaire !
-    Qui est Charles Darien ?
Je repris toute l’histoire depuis Xanour. Comme pour Greg, j’éludais mes aventures avec le Trident. Frank était prêt à planter là Margaux et châteaubriant pour foncer avec moi dans son labo. J’essayai de le calmer en lui promettant d’être de retour dans une semaine. Il trépigna mais se résigna. Le dîner prit un tour où la tristesse se mêlait à la fièvre. La rouquine continua de nous apporter quelques chefs-d’œuvre émaillés de vraies trouvailles. Frank parlait de ses recherches. Comme me l’avait promis Julie, il était intarissable sur l’évolution, les mitochondries, la phylogenèse et l’ontogenèse, les maladies disparues. Puis, au fil de la soirée, son propos se fit plus philosophique pour évoquer l’origine du mal, l’irruption dans notre histoire d’un agent délétère, seule cause possible selon lui du comportement suicidaire de l’homme.
-    La vie continuera sans nous vous savez. Même une apocalypse nucléaire ne réussirait à balayer la vie de la surface du globe. Pourquoi continuons-nous à réunir des facteurs susceptibles de nous plonger dans le néant ?
Je me servis un grand verre d’eau pour tromper mon envie de bailler. Frank eut un sourire désolé qui lui donna pour la première fois l’air d’avoir son âge.
-    Je vois que je vous ennuie… et vous vous levez de bonne heure demain matin. Dormez bien et n’oubliez pas votre promesse !
La chambre de Julie donnait sur le même patio que la mienne. Elle prit donc le même couloir que moi. Lorsqu’elle fit mine de me tendre la joue pour une bise vespérale, je ne me souvenais plus de mon envie de dormir ni de mes bonnes manières. Quelques heures plus tard, lorsqu’elle sortit de ma chambre, on pouvait dire que je n’avais plus rien à désirer.