La  piste de la compagnie minière de Hilton Creek  était la seule possibilité d’atterrir à trois cents kilomètres à la ronde. L’endroit semblait désert et seule la largeur du tarmac le distinguait d’une vulgaire piste pour véhicules tous terrains. Les tas de cailloux qu’on en avait retirés servaient de support à quelques balises. Derrière, des bâtiments de tôles ondulées ou d’Eternit et, tout autour, le désert ou plutôt le bush, ce mélange de pierres et d’arbustes où seuls ceux qui savent débusquer un varan dans le sable et des poches d’eau dans les racines ont une chance de survivre. A l’écart on distinguait dans la poussière des abris de branchages et de matériaux hétéroclites, bidonville du désert où le peuple le plus vieux de la planète est aujourd’hui relégué.
Persuadés d’être seuls, nous avions abandonné le jet au milieu de la piste.
-    J’espère qu’il reste quelqu’un pour me vendre du fuel, grogna Julie, sinon je vais être obligée de rentrer à pied !
Au même instant, des grésillements indiquèrent qu’on venait de brancher la sonorisation de l’aéroport. Une voix métallique résonna sur les parois incandescentes des hangars.
-    Vous n’avez pas le droit d’être ici ! Repartez immédiatement !
-    Nous sommes en panne sèche, hurla Julie.
-    Vous êtes sur un aéroport privé. La zone vient d’être mise en quarantaine par les autorités.
-    Je n’ai plus de fuel, martela Julie.
-    Restez où vous êtes, intima l’interlocuteur avant de couper les haut-parleurs.
Il s’ensuivit un long silence que nous prîmes pour un délai de concertation, mais qui n’était probablement que le temps nécessaire pour préparer le pompiste. Alors que nous commencions à trouver notre hôte un peu cavalier, il sortit de derrière un hangar vêtu d’une combinaison de plastique jaune et d’un masque à gaz qui lui recouvrait toute la tête. Il tenait un pistolet mitrailleur et ne prit pas la peine de venir vers nous. Il se contenta d’agiter son arme vers des pompes à carburant. Julie courut vers l’avion pendant que je suivais l’extra-terrestre.
-    Pourquoi ne pas nous avoir interdit d’atterrir par radio ? demandai-je.
-    Mêlez-vous de ce qui vous regarde, répondit-il, la voix déformée par son masque.
L’homme n’était pas expansif et le vacarme de l’avion qui s’approchait ne gêna guère notre conversation. En tous cas, le pompiste savait faire passer son message. Dix minutes plus tard, nous étions à nouveau suspendus à trois mille pieds des nerpruns et j’épiais la moindre trace d’aborigène sur l’immense monotonie du bush.
-    Suites des réjouissances ? questionna Julie sur un ton qui me fit croire un instant que les délices de la nuit sortaient tout droit de mon imagination fertile.
-    Chérie, osai-je, aurais-tu un parachute ?
Elle fit un geste du pouce par-dessus son épaule et je lui répondis par un geste de l’index vers une colonne de fumée qui s’élevait sur l’horizon. Je découvris les parachutes derrière le siège arrière et je m’escrimais quelques instant pour percer le secret de leur harnachement. Lorsque je relevai les yeux, Julie me souriait d’un air résigné.
-    C’est la première fois ? Je suppose qu’il est inutile de te dire quelque chose ? Alors, resserre cette courroie, attache celle-ci comme ça… voilà, tu peux attacher un sac de provisions ici. Je vais descendre à mille cinq cents pieds. Tu sautes, tu comptes jusqu’à trois et tu tires là-dessus. Ça m’étonnerait qu’ils aient le téléphone là en bas, mais n’attends quand même pas dix ans avant de me donner de tes nouvelles…
En l’embrassant, je me dis que j’étais vraiment cinglé, mais cela ne m’empêcha pas de faire coulisser la porte et de me préparer à sauter.
Je n’ai jamais eu beaucoup de goût pour les sports où l’on descend. La chute solitaire est une métaphore par trop transparente de notre destin. Pour couronner le tout, j’arrivais dans les ronces et la caillasse.
Le comité d’accueil n’était pas au rendez-vous. Les silhouettes noires entrevues depuis l’avion s’étaient évanouies dans le sable. Je connaissais déjà la virtuosité des aborigènes au jeu de cache-cache, mais j’avais espéré que la partie commencerait après le cocktail de bienvenue. Je repliai mon parachute pour le déposer sous un tas de pierres qui faciliterait sa récupération lors d’un prochain voyage (comme toutes les choses dont on ne se sert jamais, les parachutes coûtent beaucoup plus cher qu’on ne l’imagine) et je me mis à marcher en cercles concentriques autour de mon point de chute. J’étais sûr d’être tombé très près de la colonne de fumée aperçue depuis l’avion, mais je fus incapable de localiser la moindre cendre. Le sol ne présentait aucune trace de présence humaine. En revanche, il abondait en spinifex, une plante que les botanistes classent parmi les herbes, mais qui ressemble plutôt au croisement d’un cactus et d’un rasoir.
Ma première expérience dans le désert me permit de garder mon calme les deux premières heures, mais elle ne m’aida pas à supporter la soif, le soleil, le spinifex et les cailloux. Trois heures après mon atterrissage, je désespérais de trouver jamais le moindre aborigène dans cet enfer et je retournai près de mon parachute. Après avoir médité brièvement sur les opérations irréversibles, je le tendis entre deux rochers pour qu’il m’offre un refuge où je pourrai tenter d’évaluer la distance qui me séparait de la compagnie minière. Si les aborigènes décidaient de me rencontrer, ils sauraient me trouver, sinon, il était illusoire d’espérer les coincer sur leur propre terrain. Après tout, ils avaient de sérieuses raisons de se montrer réservés.
Je pris néanmoins le parti de passer la nuit sous mon parachute, histoire de partir en pleine forme vers le pompiste psychopathe au cas où personne ne se manifesterait avant le petit déjeuner.  Prudent, je me rationnais les quelques litres d’eau restants et réfléchis aux meilleurs moyens d’économiser mon humidité. J’enfouis les bords du parachute sous le sable et ne laissai qu’une seule ouverture par laquelle j’assistai à l’arrivée de la lune et des étoiles.
Le désert se mit à résonner de mille bruits insolites que j’essayais par déduction d’attribuer aux animaux dont les livres m’avaient appris l’existence. Couinements de gerboise ? Souris kangourou ? Rugissements du grand crapaud venimeux introduit pour lutter contre le scarabée tueur de canne à sucre ? Entendais-je au loin l’un des derniers chameaux sauvages de la planète ? Le seul cri pour lequel j’étais sûr de ne pas me tromper, c’était celui du dingo, dont l’appétit nocturne avait contraint les éleveurs à construire ici la plus longue barrière du monde. J’avais beaucoup lu sur le désert et sur ses habitants mais la révélation mystique que j’attendais sans me l’avouer tardait à venir et je m’endormis tout simplement en rêvant de Julie.
Réveillé dès l’aube par le gazouillis des hirondelles,  je sortis de mon abri pour voir si la colonne de fumée s’élevait à nouveau sur l’horizon. Le ciel uniformément bleu ne me laissa pas d’autre choix que de prendre la route du retour. Je priais pour que ma direction fût la bonne car, à cinquante kilomètres de distance, la moindre erreur de trajectoire peut faire rater la cible et  vous envoyer dans la rude immensité de l’Australie profonde. Je saluais la fraîcheur du petit matin par un casse-croûte frugal pris en marche. Mon seul viatique se composait de deux bouteilles d’eau et d’un paquet de biscuits diététiques choisis par Julie. Je souriais en moi-même de cet engouement pour les nourritures naturelles en me demandant si Julie m’aurait fait le même effet sans les artifices de la science. Rien de flagrant, pas de lifting ou de remodelage intempestifs, mais j’avais reconnu dans l’ensorceleuse ce mélange de sport et de bistouri qui sculpte la libido moderne à coups d’écrans publicitaires.
Bientôt lassé de ces plaisantes réminiscences j’avançai comme un automate, insensible désormais aux piqûres des ronces et du soleil, l’esprit constamment occupé par de stériles calculs. A trois kilomètres à l’heure de moyenne, j’estimai qu’il me faudrait dix-sept heures de marche pour aller supplier le gardien de la compagnie minière d’appeler Julie. Si la distance se révélait supérieure à mes estimations, une deuxième journée de marche serait nécessaire. Bien entendu, il était hors de question de marcher de nuit. Le sol était trop inégal pour s’y risquer, de plus je pouvais peut-être manquer mon but dans l’obscurité. Ces conjectures m’occupèrent des heures car à chaque nouvelle estimation il me fallait diviser à nouveau ma ration horaire d’eau. De toutes façons je n’avais pas assez d’eau. Plus que tout, cette constatation me plongeait dans l’angoisse. Je tentais de moduler mon pas pour transpirer moins, mais en vain. Bientôt je haletais comme un beau diable et je dus m’allonger à l’ombre parcimonieuse d’un nerpruns.
Lorsque j’ouvris les yeux, un gros lézard m’observait à trois mètres de mon lit d’épine. J’essayai de me raisonner en pensant à toute la vie que je voyais autour de moi. Selon mes calculs, j’avais dû faire une quinzaine de kilomètres et mes jambes trépignaient pour repartir. Mourir de soif ? Je ris de mes angoisses et me relevai pour prendre le chemin. Un éblouissement sanctionna cet élan d’orgueil et j’entendis fuir le lézard sur les gravillons.
Deux heures plus tard mes interrogations m’arrachaient une nouvelle fois à la beauté du désert en le peuplant de fantaisies. Mon pas, brusque et précipité, m’avait déjà fait tomber deux fois. Mes genoux étaient en sang. Alors que je n’avais pas encore parcouru la moitié du chemin, je scrutais l’horizon sans relâche dans l’espoir d’y voir apparaître les sinistres bâtiments de la compagnie minière. La journée se passa dans l’urgence de mes inquiétudes, sans que je ne trouve un seul instant le temps long ni le soleil trop chaud. Le crépuscule arriva. Je marchais toujours aussi vite. Le ciel devint un millefeuille pastel et sang peuplé d’oiseaux dont j’enviais l’insouciance. Parfois je croisais des restes de la barrière qui rappelaient qu’avant l’arrivée du lapin ces terres avaient été fertiles.
Et puis, l’obscurité s’installa sans que je ne puisse me résoudre à m’arrêter. Mon excitation me disait que j’étais sur la bonne route et que ce n’était pas le moment d’abandonner. Je ne me posais même plus de question. Avancer était un but en soi, un mode de vie qui dispensait de penser. Plusieurs nouvelles chutes m’écorchèrent les mains et les hanches mais ne suffirent pas à me calmer. Je continuai de foncer dans l’obscurité. Combien de temps cela dura-t-il ? Je ne me souviens plus que du plongeon dans la grotte. Un grand coup sur la tête et la dernière bouteille d’eau qui explose sous mon dos pendant que je sombre dans l’inconscience.
Au réveil, le soleil faisait luire de mille feux les murs de mon hypogée. La salle mesurait quatre ou cinq mètres de diamètre et s’ouvrait en son sommet par un puits de lumière au travers duquel j’avais dû tomber. La forme en bonbonnière de ma prison rendait vain toute tentative d’escalader les murs vers l’extérieur. Je me meurtris pourtant les mains et les côtes à cet exercice inutile avant de me mettre à hurler dans l’espoir que quelqu’un m’entendrait. Finalement, je sombrai dans un abattement que ne tempérait même pas l’absurdité de ma situation.
J’ai encore voulu faire le malin. Résultat ? Si j’avais pu ne pas rapporter ces foutus coquillages ! Jean-Baptiste serait encore en vie. Mais je me suis piégé comme un rat. Véronique et mes enfants  n’apprendront jamais la vérité ! Rayé ! Je vais mourir de soif ici. Julie, Julie, pourquoi m’as-tu laissé sauter ? Seul, je vais crever tout seul alors que je venais pour les aider. Ils dorment et moi, je vais crever. Mais non ! Ce n’est pas possible ! Personne ne peut-il donc m’entendre ? Je suis la vie, leur vie, et je vais mourir ici ? Quelle plaisanterie ! Je suis seul et ça passe par moi. J’ai peur. Comment meurt-on de soif ? Est-ce que ça fait mal ? S’évanouit-on ? Devient-on fou ? Qu’importe ? Il ne faut pas leur en vouloir. Ils ne savaient pas. A boire !
Je fermai les yeux.
Et puis ils sont arrivés. Quatre hommes noirs. Je les entendis parler au-dessus de moi. En ouvrant les yeux je pus voir leurs quatre têtes se découper sur le ciel. Le soleil irisait leurs cheveux et je ne pouvais distinguer leurs traits. Seuls leurs yeux étaient visibles. On n’y lisait ni surprise, ni hostilité, mais une immense bonhomie. Il me fallut quelques instants pour m’extraire de ma torpeur, pour me convaincre que tout continuait. L’épidémie, le Trident, Biosoft, dont j’avais cru m’être affranchi, mais aussi Véronique et mes enfants envers qui j’avais une colossale dette d’amour. Je me relevais.
En tendant les bras vers la corde que me descendaient les aborigènes, je pris conscience de la douleur qui me vrillait le crâne depuis la chute. Je tâtais machinalement une bosse d’anthologie. Quarante-huit heures dans le désert avaient suffi pour me transformer en zombie. Décidément, je battais tous les records. En haut, les présentations se résumèrent à un face à face.  Le chef vint darder au fond de moi le regard le plus incisif qu’il m’ait été donné d’affronter. Il dit ensuite quelques mots très doux et l’un des hommes sortit de sa besace une poignée de baies noires qu’il me tendit en faisant le geste de les porter à sa bouche. Malgré leur amertume, je m’obligeais à finir tous les fruits qui m’étaient offerts. Mon repas terminé, le chef tourna les talons et se mit à marcher sans un mot. Les autres le suivirent à la queue leu leu. Je fermais la marche.
Les hommes récitaient les longues mélopées de leurs rêves. Ma fatigue était oubliée. Vers le crépuscule, nous arrivâmes derrière une colline où se trouvait une quarantaine d’aborigènes. Protégeant du vent sur trois côtés, des abris de ronces étaient disséminés dans le paysage. Tout de suite des enfants et quelques vieilles femmes vinrent nous entourer. D’autres restaient à l’écart. Je savais que des règles complexes interdisent certaines rencontres et je n’espérais pas appréhender d’emblée ce qui se refuse à la plupart des spécialistes. Tout en étant attentif – à quoi ? – pour ne pas enfreindre moi-même les règles, je cherchais les malades. Mais mon heure n’était pas encore venue.
Le chef nous fit asseoir sous un arbre et son épouse, une maîtresse femme aux mamelles énormes, nous apporta de l’eau. Bientôt, une dizaine de personnes se joignit à nous. Les visages étaient fermés, soucieux. Un feu fut allumé. Personne ne parlait autrement qu’à voix basse, avec ses voisins immédiats. Enfin, un jeune homme se leva pour prononcer un discours. Le ton était hargneux et l’homme me désigna plusieurs fois du doigt. Sa diatribe terminée, l’orateur retourna sagement à sa place en inclinant la tête devant le vieux chef. Lorsque ce dernier se mit à parler, tous les regards fixés sur moi se retournèrent vers lui. Il parla quelques minutes, avec un débit régulier, calmement, en utilisant toutes les ressources expressives de son visage. Lorsqu’il se tut, un des hommes s’approcha pour me traduire son discours.
-    Le grand ancien dit : « Tout ce qui vient du ciel n’est pas mauvais. Après une journée dans le ventre de la terre, tu as maintenant la peau du varan. Sois le bienvenu parmi nous ».
Je sentais que je commençais à comprendre leur langue, mais je me contentai de remercier pour cet accueil. L’indigène irascible lui-même semblait se soumettre de bonne grâce à l’avis du chef.
Deux hommes apportèrent un kangourou dont ils brûlèrent les poils sur le feu. Puis ils enfouirent la bête sous les braises. Le traducteur, auquel je n’avais pas osé dire qu’il m’était maintenant inutile, s’assit à mon côté.
-    Les blancs de la compagnie minière nous ont chassés lorsque la maladie nous a frappé. Pourquoi es-tu tombé du ciel chez nous ?
-    J’ai su votre malheur et je voulais vous aider.
Il ne répondit rien, mais je lus trois siècles de massacres dans ses yeux. Les aborigènes sont un peuple joyeux et rieur. Pourtant, je l’appris plus tard, la mort qui venait d’emporter une trentaine d’entre eux, compliquait extraordinairement les relations sociales. De très nombreux mots étaient devenus tabous et chaque nouveau décès redessinait la géographie du campement. C’est pourquoi cette soirée ressembla davantage au dîner d’affaire qu’à la fête entre amis. Après un long silence mon voisin me dit :
-    Allons nous asseoir près de l’ancien. Tu es son fils maintenant, car il est le chef des varans.
Le kangourou fut retiré de la braise. Sa chair était très tendre et très saignante. Nous mangeâmes en silence, puis, sans qu’il ne se soit rien passé de nouveau, les hommes commencèrent à se retirer pour la nuit. Mon traducteur me fit signe de le suivre et m’indiqua l’abri qui m’était destiné.

Le lendemain matin, je reconnus l’un des garçons que Greg avait pris dans sa voiture près du camp de Biosoft. Il semblait me reconnaître sans se décider à venir vers moi. Même si sa méfiance était légitime, son sourire était affable et je me souvins des paroles de Greg (« C’est un groupe de jeunes effectuant une retraite pour son initiation. Ils assimilent probablement ces piqûres à une épreuve et le secret le plus total entourera ce qui vient de se passer »). Je décidai de prendre les devants :
-    Où sont tes amis ?
-    … Ils sont presque tous morts.
-    J’ai vu la cage. C’est pour ce qu’ils vous ont fait là que vous mourrez.
-    Mon peuple meurt depuis l’arrivée du tien. Bientôt il n’y aura plus personne pour recevoir les rêves.
Je lui demandai de me monter son aisselle et je vis qu’elle était tatouée des deux lettres G et A. Il me dit que des hommes étaient venus les observer avant qu’ils ne soient chassés des abords de la mine. Maintenant, le grand ancien disait qu’il fallait fuir les blancs pour régénérer son peuple sur la terre à laquelle il appartenait. Des hommes blancs les recherchaient dans le désert et les aborigènes étaient obligés de fuir. Il me dit aussi qu’il s’était appelé John, mais que son nom était Purdiyananga. Je lui demandai quel était mon nom et il me répondit que j’étais un Pilja, comme le chef.
-    Je crois que je peux vous aider, lui dis-je, peux-tu me montrer les malades ?
-    Seuls les morts sont tabous, viens.
 Tout autour du camp, des femmes munies de bâtons à fouir déterraient des tubercules et des fourmis à miel qui leurs serviraient à confectionner le repas. Après avoir toujours vécu d’aides sociales, elles utilisaient des gestes ancestraux que les blancs pensaient à jamais relégués au magasin d’antiquité. Notre route se poursuivit un quart d’heure environ. Ensuite, mon jeune guide s’assit par terre et me fit un signe de la main. On ne voyait encore rien, mais à petite distance on devinait quelques abris. Je m’approchais seul. Une douzaine d’homme et de femmes étaient là, assis ou recroquevillés dans la poussière, salis par leurs plaies et leurs déjections. A l’article de la mort ou victimes des premières diarrhées, ils semblaient frappés de la même résignation. Deux fillettes, défigurées par des plaies purulentes jouaient avec des galets. Aucun regard ne se leva sur moi. Aucune plainte. Un destin sourd et aveugle flottait sur un océan de chiasses et de sanies. Une femme tourmentée par le mal s’était mordu la langue et son sang giclait à gros bouillons.
Je fus saisi par la peur. Pas de ce picotement qui pronostique une souffrance, mais d’un vertige irrépressible pour le néant que nous creusons devant nous. Le calice était là, pas seulement fruit de la volonté que j’avais tenté de fuir, mais aussi de ma volonté. Je m’écorchai des ongles les blessures infligées par les pierres et les ronces de la veille et les écrasai pour en exprimer le sang. Lorsque son flux fut suffisant, j’appliquai mes mains et mes pieds sur les plaies à vif des malades. Ils se laissèrent faire, sans bouger. Deux ou trois hommes me traversèrent d’un regard vide pendant que je baignai de larmes leurs lits de souffrance. Ensuite, je pris dans le foyer une poignée de cendres et j’en barbouillai mes blessures avant de m’en aller.
J’avais peur. Peur que cela ne marche pas. Peur de découvrir que ma royauté  n’était que l’élucubration d’une secte tropicale et d’une multinationale avide. Je ne m’expliquai pas le mouvement d’orgueil qui m’avait conduit à venir secourir ceux qui souffraient par ma faute. N’y avait-il pas d’autre chemin, plus large et plus rapide, pour assouvir mes bons sentiments ? Si j’avais accepté l’offre de Biosoft, tous mes « patients » seraient déjà guéris.
Mon guide n’avait pas attendu. Je rentrai seul au campement sans même revoir les femmes dont j’imaginai la cueillette terminée. Dès mon arrivée, l’interprète de la veille vint vers moi :
-    Des hommes blancs arrivent. Nous allons partir. L’ancien dit que tu peux venir avec nous ou rester ici, mais tu ne dois pas les aider à nous retrouver.
-    Je viens avec vous, répondis-je sans hésiter.
Pour que mes pas soient invisibles, on me mit une paire de sandales faites de corde et de plume. Alentour, chacun faisait disparaître les modestes traces de son séjour. En quelques minutes, nous étions en route. Je comprenais  suffisamment mes hôtes pour m’adresser dans leur langue à ceux qui m’approchaient. Je m’inquiétai des malades. Sans s’étonner de mes dons linguistiques, on me répondit qu’ils arrivaient et qu’ils pourraient nous suivre car nous n’allions pas très loin. En effet, le cortège des malades apparut bientôt, non loin du nôtre. Les plus valides soutenaient les autres dont l’état me faisait douter qu’ils pussent nous suivre longtemps. Certains trébuchaient tous les trois pas et finirent par devenir des charges inertes. Mais les deux cortèges ne se mélangeaient pas. En voyant soudain qu’une des deux fillettes n’était pas du voyage, je ressentis une douleur intense traverser mon ventre et ma poitrine. J’étais désespéré, prêt à tout abandonner, prêt à me résigner. Comment peut-on être médecin ?
Comme on l’avait annoncé, la marche fut de courte durée. Moins de trois heures après le départ, la troupe s’arrêta sur une plate-forme rocheuse inclinée vers la plaine que nous venions de traverser. A ma grande surprise, les malades étaient toujours là. Ils se rapprochèrent avec nous d’un amas de rocs adossés à la frange de la plate-forme. Je n’osais trop les regarder de peur de m’illusionner. Ils étaient tous recouverts de poussière et je me dis que le sable de la route pouvait bien avoir tari leurs humeurs morbides. Moi aussi, je cherchais des signes. Je sentis des regards pointés sur moi, fixes et intenses. Le miracle était-il en marche ?
Pendant que je m’interrogeais, les aborigènes avaient commencé de se faufiler entre des rochers derrière lesquels ils disparaissaient. En les suivant, je pénétrai dans une vaste demeure rocheuse baignée d’une clarté diffuse. Les parois de pierres multicolores scintillaient doucement et se renvoyaient les rares rayons du jour infiltrés dans la caverne. Lorsque les yeux s’étaient habitués à ses diaprures, on distinguait sur la roche des hommes stylisés et des motifs géométriques qui rendaient palpable la profondeur des siècles.
Les aborigènes s’installèrent le long des parois. On aidait maintenant les malades à nous rejoindre et ceux-ci venaient s’asseoir à leur place dans le grand cercle de la tribu. Tous semblaient tirer une force nouvelle de leur présence dans cet endroit singulier. J’allais m’asseoir auprès de l’Ancien. A ma droite, je reconnus Protecteur-des-Hommes, l’aborigène qui m’avait la veille accueilli d’un discours hostile. Sans un mot, l’ancien posa brièvement sa main sur mon bras.
La troupe était calme, comme soulagée de se retrouver dans cette cathédrale du désert. Deux hommes se levèrent pour emprunter avec des bidons un passage que je n’avais pas remarqué jusque là.
-    Ils vont à la rivière, me dit l’Ancien.
Lorsqu’ils revinrent, ils nous aspergèrent tout d’abord de l’eau de leurs bidons puis ils en distribuèrent le reste dans de grands récipients de terre. Cette eau fraîche et claire avait un goût très prononcé. Les femmes faisaient circuler de la nourriture. Déjà, plus personne ne se défiait des malades. On partageait de bon cœur leur repas et l’on buvait sans hésiter à la même coupe qu’eux.
-    Voilà pourquoi tes frères détruisent les lieux sacrés, poursuivit l’ancien en englobant la caverne d’un geste.
Je compris alors que nous étions dans une mine d’uranium. En pensant « mine », je réalisai que cette dénomination faisait de moi le complice de ceux qui pourchassaient les aborigènes. Nous étions dans une grotte d’uranium. Le chef vit que je cherchais quelque chose à répondre. Il sourit doucement.
-    Tu es différent, tu as passé la nuit dans le ventre de la terre. Maintenant, tu es de ma peau.
Puis il se retourna vers Protecteur-des-Hommes qui s’agitait à côté de moi :
-    Dis-lui ton rêve.
-    Je ne te veux pas de mal, commença mon voisin, tu es un Pilja. Mais, la veille de ton arrivée, j’ai rêvé d’un grand oiseau rouge. Nous habitons encore avec les blancs. Il vient dans notre village et s’accouple avec toutes les femmes. Elles le chérissent, car il est fort et donne de beaux enfants. Bientôt le sang de l’oiseau régénère la tribu tout entière. Il nous entraîne loin des blancs et nous recommençons à vivre comme les ancêtres. La terre à laquelle nous appartenons protège et nourrit. Elle est si généreuse que nous n’éprouvons même plus le besoin de tuer les animaux pour nous nourrir. Le miel et les fruits suffisent à faire de nous un peuple fort et heureux. Un jour l’oiseau rouge nous mène au sommet d’une montagne. Il s’élance dans le ciel et nous le suivons. Nous poussons de cris de joie qui montent jusqu’aux étoiles. Mais soudain un homme tombe, puis un autre, puis une femme et, un à un, nous mourons tous écrasés dans le désert.
-    Penses-tu que je suis cet oiseau rouge ? demandai-je.
-    Tu es venu du ciel et le don de ton sang redonne la force à nos malades. Regarde-les !
Il semblait en effet de plus en plus clair que les malades étaient tirés d’affaire. Voilà bien la dernière chose au monde que je m’attendais à me voir reprocher. Mais les aborigènes sont un peuple qui ne se fie pas aux apparences. Leurs rêves ont pour eux plus de réalité que tout ce qui nous semble important. Sans savoir comment y répondre, je savais pourtant qu’il ne fallait pas traiter les visions de Protecteur-des-Hommes à la légère. Encore une fois, c’est le chef qui vint à mon secours.
-    Il faut être vigilant. Allons-nous vraiment nous élancer d’une montagne s’il se jette dans le vide devant nous ?
Puis, le vieux chef se tourna vers moi :
-    Protecteur-des-Hommes est chaman. Je dois tenir compte de son rêve. Demain je te révélerai le Rêve-Varan. Ensuite, tu feras vraiment partie de notre peau.
A la nuit tombée, les aborigènes allumèrent un feu sur lequel ils firent chauffer des pierres pour ébouillanter l’eau de leur tisane d’herbes et de racines. Les conversations se turent et le sommeil étendit son voile protecteur sur le groupe. J’avais réussi. J’avais stoppé l’épidémie. Mais rien de ce qui touche à la vie ou à la mort n’étonne un aborigène. Mes nouveaux amis étaient plus concernés par mon harmonie avec le groupe que par la guérison des maladies infligées par notre monde. Ce soir-là, je restais longtemps éveillé, me tournant et me retournant sur ma couche de pierre, impatient de connaître le Rêve-Varan. Je n’arrivais pas à croire que la révélation d’une mythologie néolithique puisse apporter quelque réponse à mes interrogations, mais je sentais la sagesse des hommes endormis autour de moi comme un démenti du monde où j’avais toujours vécu. Ces hommes que j’étais venu sauver d’une mort imposée par la soif de pouvoir jugeaient urgent de me transmettre leurs lumières pour se prémunir de la force destructrice que je portais peut-être en moi.

Le jour n’est pas encore levé lorsque l’Ancien me réveille. Il me retire ma montre et mes chaussures. Ensuite, il rallume le feu pour y jeter des touffes d’une herbe rouge qui produisent une fumée âcre et dense dont il me baigne. Ces préliminaires terminés, il dit simplement : « On y va » et il sort de la grotte en enjambant les corps endormis des ses congénères. Il hume lentement l’air du petit matin et se met en marche sans un mot. Plein Ouest. Je m’attends à des rêves-itinéraires, aux récitations rituelles de la geste des ancêtres mythiques, mais rien ne vient, pas de commentaires, pas de visite guidée. Je sais qu’il ne servirait à rien de questionner.
L’Ancien marche d’un pas allègre. J’essaye de mettre mes pas dans les siens, mais le spinifex et les cailloux ont vite fait de réduire mes pieds en charpie. Deux heures plus tard je sens qu’ils commencent à gonfler pour protester contre la torture qui leur est infligée. Encore deux heures et nous nous arrêtons en plein soleil. L’Ancien arrache quelques feuilles d’un arbuste et mâche un cataplasme dont il enduit mes plaies. Il sourit. Nous déjeunons de larves déterrées au pied du même arbuste.
Confiant, il m’annonce que nous allons boire tout à l’heure, car il sait que l’homme blanc souffre facilement de la soif. Dans le désert, il ne faut pas résister. Il faut se laisser aller dans le sens des éléments, avec confiance et détachement. Nous nous remettons en marche. De temps en temps, il me montre un gros rocher, un arbre ou des dépressions dans l’immensité plate que nous traversons. Vers la fin de l’après-midi, le paysage s’incurve doucement pour nous mener au point d’eau. J’ai peur qu’il ne suffise pas, mais le désert est plus généreux qu’il n’y paraît. Même tiède et trouble, le liquide qui s’épanche dans la petite cuvette d’argile réussit à nous désaltérer.
Greg m’avait appris que les Aborigènes s’apprêtaient à passer au stade de l’agriculture lorsque les blancs sont arrivés. A voir la façon dont évolue l’Ancien dans un univers aussi défavorisé que le désert central, je commence à douter de l’exactitude de cette théorie. Pour le dîner, il nous fait un ragoût de serpent relevé de feuilles et de racines. Tout semble si simple, si bien réglé que je m’endors sans énoncer les questions qui fermentent encore en moi. Mais on ne se libère pas aussi facilement de ses vieilles habitudes et le lendemain je brûle à nouveau de questionner mon guide sur le Rêve-Varan, sur notre destination et sur toutes ces choses dont les réponses nous sont toujours refusées.
L’Ancien poursuit sa marche, imperturbable, jamais pressé, mais ne traînant jamais. Le désert pourvoit à nos besoins. Il y a toujours des larves ou des lézards, des fruits ou des tubercules. L’Ancien me montre de plus en plus de choses, quels insectes consommer, où les trouver, comment renifler l’odeur de l’eau, comment couper une racine sans tuer l’arbre qu’elle nourrit. Au bout de quelques jours, je suis apaisé. Le désert a pris mes questions, avalé mes inquiétudes. Le monde est là, simple et fort et j’en fais partie. L’Ancien s’abandonne à sa bonne humeur native. Il chante, me questionne sur mon pays, ma famille, il mime les personnages de son clan, si bien que je les connais bientôt tous comme de vieux amis.
- Ton peuple et le mien n’habitent pas dans le même monde. C’est pour ça que nous sommes retournés dans le désert. Il y a deux ans, un jeune anglais est venu vivre avec nous. Il disait qu’il fallait construire des ponts, mélanger les savoirs. Pendant six mois il nous a appris à jouer au football. Il disait que le monde serait en paix quand nous serons tous capable de jouer ensemble. Personne n’a osé lui dire que beaucoup d’entre nous avaient eu la télévision. En réalité, nous nous amusions comme de fous. Protecteur-des-hommes est un gardien de but exceptionnel ! Je regrette que tu n’aies pas vu ça.
Avec un carré de tissu rempli d’herbes l’Ancien nous fit un ballon. Je ne tardais pas à faire les frais de cette technologie sauvage. Placé entre deux rocher je fus bombardé de penalties qui me crucifièrent aussi implacablement que l’aurait été un amateur parachuté dans le championnat d’Europe. Cela fit beaucoup rire mon guide, mais je ne tardais pas à me ressaisir et dès le lendemain, nous faisions jeu égal. Malheureusement le sable cachait toujours quelques ronces ou quelques cailloux qui finissaient par me dissuader d’effectuer mes plus beaux gestes.
- Tu sais, me dit-il, je suis le seul à voir que tu n’es pas comme les autres. Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais c’est pour ça que je voulais te montrer tout ça.
Il fit un geste circulaire de la main qu’il fit suivre presque aussitôt d’un tir d’une force incroyable. Ce fut le coup de grâce pour notre ballon. Sans comprendre ce qui m’arrivait, je me retrouvais à genoux, les mains pleines d’herbes devant un aborigène hilare.
Et puis, un soir au dîner, il me dit :
« Tu sais Pilja, il faut six lunes pour parcourir le Rêve-Varan, car les traces de notre ancêtre vont de la grotte jusqu’à la mer. Très peu d’entre nous ont accompli le rite en entier…

En ces temps-là, le Varan n’était pas celui que tu connais. C’était un géant, le plus grand de tous les animaux. Il était aussi le plus rapide et le plus fort. Il ne craignait aucun autre animal, mais tous le craignaient car il n’était pas bienveillant. Souvent il les écrasait par inadvertance sous ses pattes, détruisait leurs nids, gâtait leur nourriture. Les autres créatures, beaucoup moins nombreuses qu’aujourd’hui, ne pouvaient rien contre lui. Elles apprirent à vivre dans des terriers et ne sortirent plus que lorsque Varan s’était éloigné. Il était le maître du monde. Un jour, Varan vit à ses pieds une pierre étonnante. Elle s’ouvrait en deux sur une chair verte et gémissait. C’était une huître. En ces temps-là, la mer changeait parfois de place et l’huître se trouvait à sec au milieu des terres. Elle supplia Varan de la rapporter à son habitat marin. L’eau n’était pas très loin, mais beaucoup trop pour qu’elle puisse parcourir la distance à sec. Varan se pencha vers l’huître, la renifla. Il n’eut pas envie de la dévorer. Il n’avait jamais vu d’animal semblable. Alors, il la prit dans sa gueule et partit vers la mer. Il y jeta l’huître et l’oublia. Et la vie continua comme avant. Varan dessus, les autres dessous. De temps en temps, il écrasait un animal imprudent, mais au fond, tous s’accommodaient du monde tel qu’il était. Un jour, un énorme rocher tomba du ciel. Il se fendit en frappant la terre et donna naissance à un petit animal comme il n’en existait pas auparavant. La première chose que fit le nouvel arrivant fut de se cacher. Il se cacha si bien qu’on l’oublia. La vie reprit son cours, mais le petit animal tombé du ciel attendait son heure. Du fond de sa tanière, il épiait le moindre geste des habitants de la Terre. Il vit qu’ils s’enfuyaient dès que la silhouette de Varan se dessinait sur l’horizon. Il vit Varan, si sûr de lui qu’il ne songeait même pas qu’on puisse lui tenir tête ou souhaiter un changement. De nombreux jours se passèrent ainsi, si bien que personne ne se souvenait plus du rocher ni du petit animal tombé du ciel lorsque celui-ci sortit de sa cachette pour aller parler à Varan : « Maître, lui dit-il, je veux vous aider à dominer le monde. Partageons cette terre et vous ne le regretterez pas ! » Varan ne comprit rien à ces paroles. Il regarda le petit animal avec étonnement, se souvenant vaguement de la pierre tombée du ciel. Mais il ne prit pas la peine de lui répondre. L’autre se lança dans un grand discours. Varan ne comprenait toujours rien. Il s’amusa brièvement du flot de paroles qui sortait de la bouche du petit animal puis il reprit sa route en écrasant presque l’autre au passage. Cette indifférence mit le bavard hors de lui. Ignoré par Varan, il fila chez les souris qui peuplaient les anfractuosités du terrain.
-    N’en avez-vous pas assez, leur dit-il, de vivre sous terre, à la merci des caprices du Varan ?
-    Nous sommes petits, il est grand. C’est l’ordre des choses, répondirent les souris.
-    N’avez-vous donc jamais envie que  cela change ?
A ces mots les souris se sentirent tout bêtes. Elles eurent soudain honte de ne s’être jamais  posé de question et de s’être toujours satisfaites de leur sort.
-    Le Varan, continua le petit animal, est un monstre fragile. Vous pouvez facilement le chasser d’ici et vivre enfin la vie que vous méritez.
Les souris l’entouraient, très excitées par ces nouvelles perspectives.
-    Je vais vous enseigner comment avoir raison de ce prétentieux.
Le lendemain matin, Varan vit deux souris s’avancer vers lui. Avant même qu’il n’eut le temps de s’étonner, l’une d’elle avait sauté sur sa patte et remontait vers sa tête. L’espoir de se faire une amie fut vite déçu. La souris s’engouffra dans la narine de Varan. Au début le chatouillement fut presque agréable, mais le rongeur se mit à grignoter les chairs qui s’offraient à lui sans que sa victime folle de douleur ne puisse le déloger. Varan courut, sauta, se démena dans tous les sens, sans aucun résultat. La souris continuait de lui manger la tête de l’intérieur. A petite distance, les autres souris attendait de participer au festin. Varan continuait de courir, de sauter, de se démener. Rien n’y fit. La douleur était toujours aussi terrible. Finalement, un petit vent se leva, un petit nuage de poussière lui chatouilla les narines et le fit éternuer. Surprise, la souris se retrouva par terre et se dépêcha d’aller se cacher. Varan fuyait déjà vers d’autres horizons. Il découvrit alors que les souris sont partout. Sur les montages, dans les forêts, dans les déserts et les prairies. Partout, il demanda de l’aide. Partout, on se détourna de lui. Il découvrit qu’il était seul. Sans amis. Chaque fois qu’il s’arrêtait, les souris se rapprochaient et il devait reprendre sa course de crainte que l’effroyable douleur ne recommençât. Finalement, il arriva près de la mer et il se souvint de l’huître. Il plongea pour aller la retrouver et c’est elle, le seul animal qu’il eut jamais aidé, qui lui donna asile. Il se fit tout petit et se réfugia dans sa coquille. C’est ainsi que Varan put échapper aux souris et c’est ainsi qu’il disparut de notre terre.

Quelque chose brille en moi qui se dérobe aux mots. Les paroles de l’Ancien ne souffrent pas de traduction. Et pourtant, tout cela semble si proche. Je repense au rêve fait sur le bateau qui m’éloignait inconscient de Xanour. Je sais qu’il est inutile de poser des questions. Je fais maintenant partie de l’histoire et je passe une partie de la nuit à m’interroger sur ce que cela signifie.
Le lendemain matin je suis réveillé par un bruit bizarre. Un ronflement qui fait trembler l’air autour de moi. C’est un camion. Nous avons passé la nuit près d’une route, à quelques centaines de mètres d’une petite agglomération du désert, station essence, ferme, motel.
-    Pilja, me dit l’ancien, il est temps que tu retournes chez toi. Mais n’oublie jamais que tu fais partie de notre clan.
J’arrivais à la station service, à moitié nu ; je n’étais même plus sûr du jour de la semaine. Je savais seulement que j’avais outrepassé le délai promis à Frank pour revenir à la ferme. Je poussai la porte de la cafétéria. Une femme mûre, jean et T-shirt, faisait un semblant de ménage entre les rayons de l’épicerie. Un costaud dévorait son petit déjeuner au bar, appuyé près de son nécessaire de toilette. J’en conclus qu’il était le chauffeur du monstre rutilant garé sur le parking. L’horloge n’indiquait pas encore neuf heures et déjà la clim tournait à plein régime. Tout était normal. La vie ronronnait, mais après un séjour dans le désert, les demeures des hommes me semblaient étroites, rapetissées, et je fis un effort pour ne pas briser en avançant le décor exigu du magasin. Trois « Good morning » standards résonnèrent au même instant. Mon corps reprit sa dimension normale.
-    Que puis-je pour votre service ? me demanda la femme d’une voix fraîche et avenante.
-    C’est-à-dire…
-    Je vous offre un petit déjeuner ? m’interrompit le camionneur.
Décidément, j’aimais les pays neufs. Rudy parlait anglais avec un fort accent russe et, comme si de rien n’était, je me retrouvais bientôt dans son camion. Il y passait en boucle et très fort de la musique électronique parsemée des miaulements d’une chanteuse indienne dont la photo pendait contre le pare-brise. Je m’assoupis, bercé par le monstre.
Quelques centaines de kilomètres plus loin, j’émergeai de ma torpeur pour voir un petit bourg. Il différait du précédent par une banque flanquée d’une piste d’atterrissage où rouillaient deux coucous antédiluviens. La station service était un peu plus restaurant  et un peu moins station que la précédente. Rudy se déplia bruyamment puis alla sans mot dire s’asseoir à l’une des tables de l’établissement. Il me prêta sans hésiter l’argent d’une communication téléphonique et je tombai sur Frank furieux et content de m’entendre enfin :
-    Ne bouge pas, je t’envoie l’avion.
Le sympathique camionneur et le repas qu’il m’avait offert étaient déjà loin lorsque j’entendis le ronronnement d’un moteur dans les airs. Je sortis en courant mais ne reconnus pas l’avion par lequel j’étais arrivé. Il était du même type, mais pas de la même couleur et ce n’est qu’en voyant la rouquine sortir de l’appareil que je fus certain d’être du voyage.
-    Je vous croyais spécialisée dans le crocodile et le foie gras ! Vous avez d’autres talents cachés ? lui dis-je, inspiré par une tenue qui rappelait outrageusement les provocations de Julie.
-    M. Shelley insiste pour que nous recevions une éducation très diversifiée, répondit-elle d’une voix de petite fille.
-    Pourriez-vous m’expliquer ça devant une bière, je n’ai pas un cent sur moi… mmmh ?
-    Eve ! Je m’appelle Eve. Tout simplement.
Une certaine plastique et ce jeu de simulacres m’évoquaient de plus en plus furieusement Julie. A tel point qu’il me sembla malséant de m’inquiéter de son absence auprès d’Eve. La bière me lava de ces inquiétudes et nous retournâmes à l’avion comme deux collégiens en goguette.
-    Tu pilotes ? me demanda-t-elle.
-    J’ai tenu le manche cinq minutes dans ma vie…
-    Le plus drôle c’est le décollage. Je peux t’apprendre si tu veux…