-    Une huître ou une moule ?
Frank n’avait pas le sens du mythe et je regrettais déjà mes confidences. Qu’importe ? Tout entier à son obsession de l’embryologie phylogénétique, il oublierait bientôt ce récit prétexte à rigolade et jeux de mots fumeux. Il ne voulait que parler encore et toujours de ces traces d’ailes vues sur des embryons de crocodiles. Je ne m’étais jamais senti si bien, mais je prétextais de  douze jours de désert pour m’éclipser vers ma chambre.
-    Julie sera là dans deux jours, me dit Frank. Elle travaille à Sydney. L’information, c’est le nerf de la guerre ! Bon, va te coucher. Demain je t’expliquerai notre programme de recherche pour le mois.
Dans ma chambre, j’allumai l’écran pour consulter les messages de Véronique – tout allait bien, la vie continuait – les media témoignaient toujours de l’effort destructeur de Pierre. Dans certaines villes africaines, on voyait même des manifestations violentes contre l’emprise de Biosoft. Les politiciens locaux se raccrochaient au mouvement. On parlait de complot, de tests non contrôlés, de vaccinations criminelles… Pierre connaissait son affaire. Je me déconnectai, ravi de mon choix.
J’avais hâte de revoir les créatures de Frank, les crocodiles aux yeux de chats et Eve, la chatte au corps de femme. Elle m’avait avoué tout devoir à Frank, ses talents de pilotage comme certaines améliorations intimes dont elle promettait tacitement de me régaler. Il avait aidé la mère d’Eve à payer les études de sa fille et son emploi de Pardez n’était que le prolongement logique de ces relations. Elle ne m’avait rien dit de plus, mais je sentais qu’elle le craignait et que le monde reposait à Pardez sur des interdits et des secrets situés au-delà des chaleureuses confidences de Frank. Sans trop y croire, je me promis d’essayer d’élucider ces zones d’ombre. A nouveau le destin se confondait à la nonchalance qui mêlait en moi l’impuissance et l’indifférence. La grande clarté du désert s’estompait dans la satisfaction suffisante d’avancer, de survivre aux épreuves.
Je repensais au vieux chef aborigène. J’étais heureux d’avoir pu sauver quelques uns de ceux qui devaient mourir à cause de moi mais je craignais que tout cela ne soit que partie remise. Au fond, je savais que ma mutation reléguerait bientôt une bonne partie de la planète au rang des dodos et des rhinocéros nains. Quelque chose poussait.

Il ne devait pas faire jour depuis longtemps lorsque le coup de téléphone me tira du sommeil.
-    C’est Eve. Je vais me baigner dans la rivière, tu veux venir ? … C’est maintenant ou jamais ! … Bon, je t’attends à la porte de la cuisine. Essaie de ne pas réveiller toute la maison.
Elle m’accueillit d’un « Chut ! » souligné d’un doigt posé sur mes lèvres et je la suivis sans un mot le long de la maison. Sa robe violette et sans manche était traversée de haut en bas par une fermeture à glissière dont le gros anneau doré semblait l’unique fantaisie. Comme deux complices inquiets, nous nous éloignâmes de Pardez endormi. L’optimisme de l’aube accompagnait nos pas sur le sentier qui serpentait vers une plate-forme rocheuse à fleur d’eau.
-    Je suis contente que tu sois là, dit Eve en ouvrant sa robe, je n’aime plus nager seule depuis que j’ai failli me noyer.
Nue avant d’avoir fini sa phrase, elle plongea dans la rivière où je m’empressai de la suivre. L’eau limoneuse était plus fraîche qu’il n’y paraissait, mais l’effort qu’il fallait faire pour ne pas être emporté par les remous faisait vite oublier cette surprise. Je rejoignis Eve qui s’amusait à plonger puis à replonger en levant les jambes le plus haut possible au-dessus de l’eau. Un instant, les énigmatiques baignades birmanes de Frank traversèrent mon esprit. Eve riait dans l’écume et pointa le bras vers un rocher qui dominait les flots au milieu de la rivière.
-    Le dernier là-dessus paye les bières ! cria-t-elle.
La roche mouillée, les courants et certaine inclinaison de l’obstacle eurent raison de toutes nos tentatives. Dix minutes plus tard, les côtes meurtries, je criai grâce et nous nous retrouvâmes hors d’haleine sur la plate-forme d’où nous avions plongé.
L’académie d’Eve s’offrait toute entière aux premiers rayons du soleil. Ses efforts infructueux sur le rocher avaient dévoilé tout ce qui pouvait l’être, mais je savourais d’une curiosité intacte le petit triangle roux pointé sans ambages vers le glabre fouillis de sa féminité. Même ainsi les perfections de son corps  conservaient une distance que d’autres femmes, moins belles et peut-être plus humaines, ne peuvent obtenir que par le secours de l’artifice. Je l’enlaçai sans rencontrer de résistance et nous partîmes à l’assaut d’autres sommets qui se dérobent  toujours après s’être révélés. Le temps s’abolit dans le mythe éternel de Sisyphe et de la Danaïde. Un moment, la conscience qu’il fallait retourner là-haut surgit en moi mais Eve me supplia de rester encore un peu. Nos jeux reprirent, plus âpres, plus exacerbés. Je finis par ne plus reconnaître Eve, les yeux clos, violemment tendue vers un au-delà qui se refusait.
Et puis j’entendis un bruit sourd. Une vibration que je pris tout d’abord pour le bouillonnement du sang contre mes tympans. Eve avait entendu, elle aussi. Elle rouvrit les yeux et se dégagea rapidement. Ramassant sa robe, elle me jeta mes vêtements :
-    Viens vite, cachons-nous.
Avant d’avoir pu lui demander ce qui se passait, je vis apparaître deux gros hélicoptères volant dans le creux du fleuve. A notre hauteur, ils passèrent par-dessus la berge et, presque aussitôt, plusieurs explosions firent trembler le désert. Je voulus me relever, courir, secourir peut-être ceux qui pouvaient être secourus. Mais à nouveau, Eve me retint.
-    Laisse, il est trop tard.
Je gravis néanmoins le petit sentier pour découvrir que Pardez n’était plus qu’un champ de ruines. Les deux hélicoptères en position stationnaire lancèrent encore deux roquettes sur les décombres fumants du laboratoire et de la maison, puis ils se posèrent. Cinq hommes en treillis, lourdement armés, mirent pied à terre pour inspecter méthodiquement le résultat de leur action. Frank était invisible, mais trois hommes et une femme que je n’avais jamais vue émergèrent des bâtiments détruits. Tous étaient blessés, brûlés ou écorchés. L’un des hommes en treillis leur cria quelque chose et je compris qu’ils devaient être sourds, anéantis par la déflagration. Deux rafales suffirent à transformer leurs corps en charpie.
Eve rhabillée me rejoint dans ma cachette. Elle me tendit les vêtements que je n’avais pas encore eu le temps de passer.
-    Tu es fou. Viens ! martela-t-elle.
-    Mais c’est quoi tout ça ? Tu étais au courant ?
-    Viens, implora-t-elle.
Deux nouveaux miliciens surgirent avec une lourde malle qu’ils traînèrent près des ruines de Pardez. Ils en sortirent quelques gros paquets surmontés chacun d’une antenne et les disséminèrent selon les instructions d’un des leurs. Eve se faisait de plus en plus pressante. Je finis par la suivre lorsque les hommes regagnèrent les hélicoptères. Elle redescendit alors vers le fleuve et le suivit en sautant d’un rocher à l’autre. Lorsque le bruit de rotors brisa de nouveau le silence nous nous précipitâmes entre deux énormes blocs de pierre. Les appareils reprirent le chemin par lequel ils étaient arrivés. Moins d’une minute plus tard, trois explosions assourdissantes jetèrent Eve dans mes bras.

-    Eve, peux-tu m’expliquer ce qui se passe ?
-    Tu en sais sûrement plus que moi, répondit-elle en tremblant.
La poussière retombée, Pardez ressemblait davantage aux ruines de Babylone qu’à celle de Grozny. D’une gifle j’envoyai ma camarade rejoindre les cendres de la folie du désert.
-    Regarde ! criai-je. Encore un mensonge et tu ne vaudras pas mieux qu’eux !
-    Mais je te jure, sanglota-t-elle, on m’a demandé de te sauver la vie. Je ne pouvais rien faire d’autre !
-    Qui « on » ?
Le mutisme hésitant d’Eve déclencha de nouvelles violences que je me reprochai presque aussitôt. Nouveaux cris, nouveaux pleurs.
-    Il faut que je les appelle, tu vas les voir !
-    Je t’accompagne à la cabine téléphonique, plaisantai-je en la retenant par le bras.
-    Ecoute, j’ai un téléphone caché dans les pierres là-bas. C’est notre seule chance de sortir vivants d’ici.
-    Eve, si c’est moi qu’ils veulent, dis-moi tout ce que tu sais ou je te promets qu’on repart à pied.
-    Je ne sais pas qui ils sont. Ils me font chanter depuis un an pour que je leur fournisse des renseignements sur mon travail ici. Au début j’ai refusé, mais ils ont provoqué l’accident qui a mis maman à l’hôpital pour trois mois. Tu piges ? Je rencontre un intermédiaire chaque fois que je vais à Sydney et je lui remets un petit rapport de nos activités. C’est tout ce que je sais. Hier soir, ils m’ont dit que le centre serait détruit ce matin et ils m’ont promis la liberté si je te sauvais la vie avant de les appeler…
-    C’est toi qui leur as dis que j’étais là ?
-    …Oui, mais ils te cherchaient. Avant ils ne s’intéressaient pas aux visiteurs.
-    C’est Biosoft ?
-    Je ne crois pas, c’est plus politique. Biosoft, ça ressemble plutôt à ce que tu viens de voir.
Je décidai de me laisser faire en pensant qu’il serait plus facile de fausser compagnie à ces nouveaux poursuivants que de sortir à pied du désert. Eve partit téléphoner, bouleversée par des événements qui la dépassaient. Je la rejoignis pour tenter de la consoler de mes brutalités et de la méchanceté du monde en général. Elle se contenta de pleurer en silence. Deux heures plus tard, un nouvel hélicoptère se posa près de nous et, des nuages de cendres soulevées par les pales de l’insecte d’acier, je vis sortir un jeune homme au sourire triomphant. Il était vêtu d’un jean noir et portait deux boucles d’oreilles de pirate. C’était Juan.

-    Cool, cool, Daniel ! Arrête les bons sentiments ! On n’est plus dans le squat. C’est fini tout ça. C’est la fin de l’humanité ! Imagine les Droits de l’Homme le jour où les nanas pourront choisir entre des blaireaux lambda et des types immunisé contre toutes les maladies…Oh, bien sûr, les autres vont résister. Tes descendants seront passés à la moulinette : autant pisser dans un violon. Ce que je sais, c’est que bientôt ceux que tu tiens tant à protéger disparaîtront comme les dinosaures.
Pour la centième fois : moi, je ne veux pas attendre. Choisissons quelques dizaines de millions de congénères et supprimons les autres avant qu’ils ne réussissent à détruire la planète. Réveille-toi ! Même sans scénario catastrophe, même en pensant que tout le monde se mettra d’accord pour sauver la planète, notre nombre nous condamne. La sixième extinction est commencée. Quoiqu’on y fasse, nos enfants vivront sans éléphants, sans dauphins et peut-être sans oiseaux ni forêt. Ça te branche ? Stoppons ce gâchis et la Terre redeviendra le paradis dont nous rêvons. Aide-nous à réaliser ce rêve. Biosoft nous fournira l’arme pour nettoyer la planète de sa population excédentaire, tu nous procures l’antidote et le tour est joué.
-    Explique-moi quelque chose. Maintenant que vous me tenez, pourquoi ne prélevez-vous pas tout simplement mon sang pour fabriquer l’antidote dont vous avez besoin ?
-    Tu penses bien que nous avons envisagé cette solution. Mais, pour des raisons que j’ignore, les techniciens me disent qu’on a besoin de ton consentement. Ton sang n’aurait pas toujours les mêmes propriétés. Ton assentiment semble indispensable à toute l’opération. C’est pour ça que Biosoft n’y arrive pas.
-    Tu me dis ne pas travailler pour eux. Pourquoi m’avoir livré à Biosoft ?
-    De quoi parles-tu ?
-    On ne s’est pas rencontré si souvent…
-    Oh ! Au squat ? Je me suis fait payer la livraison. C’est tout. Je t’avais fait croire qu’on s’était vu à la manif, juste pour vérifier qui tu étais. Le temps de balancer ta photo sur notre réseau, Biosoft nous a offert un beau paquet de pognon pour toi. Tu n’imagines pas ce qu’un squat bien géré peu rapporter.
-    Mais ils m’avaient déjà logé une première fois…
-    Un bon logiciel biométrique, on pirate les réseaux de surveillance video, et le tour est joué ! Rassure toi, je n’ai pas tout compris du premier coup non plus. Petit à petit, j’ai percuté. Ensuite, on s’est servi de nos contacts chez Biosoft pour piger toute l’histoire : des épidémies déclenchées puis guéries par les mêmes personnes. Et tout ça pour quoi ? Villas dans des banlieues résidentielles de merde, costards de luxe et fonds de pension !
-    Sais-tu seulement ce qui fait la valeur de la vie ? Ton idéal ne diffère pas beaucoup de celui des M. Martin à qui tu m’as vendu. Vous partagez la même vision hygiéniste de l’existence. Je ne suis pas un outil, même providentiel. Et je n’aime pas votre façon de vouloir nettoyer le monde. D’ailleurs, pendant qu’on y est, peux-tu me dire ce qui est arrivé à Frank Shelley ?
-    Il était un peu trop gourmand. Il avait commencé par travailler pour Biosoft. Il a bouffé au râtelier, comme tous les autres. Puis il a décidé de faire cavalier seul. Erreur ! Comble de mauvais goût, il payait ses propres travaux en revendant les infos tirées de l’espionnage de ses anciens patrons. Il les a même fait chanter. Ça lasse… Les types de Biosoft sont lourds, mais méthodiques.
-    Quel jeu joues-tu là dedans ? Tu m’as l’air bien informé.
-    Disons que je me tiens au courant.
-    Arrête de me singer et dis-moi plutôt ce qui pourrait me convaincre de te faire confiance ?
-    L’absence de mobile ! Pourquoi te buter si quelques happy few, dont je serai, bénéficient de ta… recette miracle ?
-    Et pourquoi te choisirais-je, plutôt que Biosoft, les Talibans ou le Parti des Travailleurs de Kiribati ?
-    Ecoute Daniel, ce n’est plus toi qui choisis ! Je te tiens et, en plus, je ne vois pas pourquoi tu refuserais mes propositions.
-    Dans quel film as-tu vu qu’on entrait par effraction au paradis ? On pirate une carte de crédit, un disque dur, pas la vie !
-    Bon, conclut Juan, faussement blasé, je comprends que tu sois énervé. Va te reposer. Je ne suis pas très pressé. Apprenons à nous connaître et reparlons de tout ça dans quelques jours.
L’hélicoptère par lequel Juan nous avait enlevés de Pardez s’était posé sur le pont d’un yacht mouillé dans une crique déserte. Nous faisions route vers une destination secrète. Le navire ne s’éloignait guère des terres et j’avais escompté qu’une escale me permettrait de tromper la vigilance de mes chaperons. Mais le tour de cette dernière discussion ne me laissait que peu d’espoir. Je sortis furieux de la cabine de Juan. N’avais-je fait tout ce chemin que pour tomber de Charybde en Scylla ?
En traversant le pont qui menait à ma cabine, j’entendis une sonate de Schubert derrière la porte du salon. J’entrai sans faire de bruit et m’assis au fond de la pièce. C’était Eve. Depuis notre arrivée sur le yacht, je ne l’avais pas vue seul à seule. Je lisais dans ses yeux que notre complicité n’était pas morte, mais elle s’appuyait désormais sur une histoire tragique qui reléguait nos plaisirs dans l’oubli. Elle arborait à nouveau ses courtes nattes rousses et son expression s’était teintée de gravité. J’avais cru que le drame de Pardez figerait la jeune fille dans les deux ou trois facettes que je connaissais d’elle. Avec Schubert, je découvris une nouvelle Eve. La sonate terminée, elle se tint immobile quelques instants, laissant résonner une mélancolie qu’elle avait débarrassée de toute mièvrerie. Puis, elle se leva.
-    Bravo ! dis-je doucement.
-    Ah ! Tu étais là, dit-elle.
Je hochai la tête avec un sourire qui se voulait admiratif.
-    Tu me surprendras toujours !
-    J’adore Schubert. A Pardez, Frank me faisait jouer Bach des heures entières pour observer mon cerveau sur une caméra à positons.
-    Il m’a parlé de ces recherches. Je ne sais pas si c’est le résultat qu’il poursuivait, mais ton Schubert mérite le détour.
-    C’est peut-être parce que tu veux y entendre nos malheurs.
-    La musique romantique n’est-elle donc bonne qu’à ça ?
-    Bien sûr que non ! C’est une personne qui nous parle.
-    Moi, je n’entends que toi. Je ne sais pas qui est Schubert, il disparaît derrière ses d’admirateurs. Chaque nouvelle exécution l’obscurcit un peu plus, le déforme par des résonances de plus en plus fortes.
-    Tu ne crois pas en Dieu n’est-ce pas ? dit Eve en retirant sa main de la mienne.
Je montai sur le pont pour prendre l’air. Eve, ou Schubert, avait apaisé ma colère. Le calme de la mer et la fraîcheur relative de la nuit portaient à la méditation. Je marchai vers l’arrière et m’assis sur un transat d’où je pouvais contempler à loisir le sillage opalescent du navire. Au-dessus de moi, des myriades d’étoiles, de mondes inconnus, de mystères insondables. Du vertige causé par leur contemplation naissait un indicible plaisir, une sorte de chaleur qui confortait l’idée déraisonnable de l’immortalité. J’avais pourtant fait la sourde oreille aux paroles d’Eve. L’Un se dérobait sans cesse sous mes pas mais c’était une des rares choses dont je ne plaisantais jamais. Eve ne connaissait pas ces préventions : « N’est-ce pas un de vos auteurs qui disait que la charité serait inexplicable sans Dieu ». Son sourire, délicatement railleur de ma concupiscence, sous-entendait qu’on peut rire de tout. Il m’avait envoyé sur le pont méditer à cette divinité fugitive, aimable et louche à la fois.
J’étais seul. Personne n’avait ce soir-là choisi de partager le plaisir du grand air et, pour ultime unité, je ne trouvai que moi, moi et encore moi. Un moi fugitif et changeant, résultat toujours recomposé de savoir et de sentiments dont je me gorgeais comme une éponge.
Un canot de sauvetage était suspendu sur le remous des puissants moteurs qui propulsaient le yacht. Je courus à ma chambre pour emporter toutes les bouteilles d’eau disponibles. Deux filles m’attendaient qui résumaient tout ce qu’un homme peut attendre de la vie. Je repensais au « Va te reposer… Apprenons à nous connaître » de Juan et reconnus en moi-même que ce voyou n’avait pas trop mal visé. Une brune plantureuse flanquée d’une athlète blond vénitien, c’est plus qu’il n’en fallait habituellement pour me faire oublier mes meilleures résolutions. Mais le sourire d’Eve, la sonate de Schubert ou la sombre clarté des étoiles m’avaient propulsé vers un autre destin. J’employai toutes les ressources de mon imagination pour ne pas éveiller les soupçons de ces pétulantes hétaïres. De prétendus troubles intestinaux les firent battre en retraite et je me retrouvai seul, un peu vexé tout de même par l’efficacité trop rapide de mon subterfuge.
Après avoir coupé les amarres, je laissai dériver le canot de sauvetage et pénétrai dans l’obscurité. La lune venait de se coucher mais les étoiles affranchies des lueurs du yacht brillaient maintenant plus fort et plus nombreuses. Mon allergie marine semblait définitivement calmée. Il faut dire que la mer était d’huile et qu’on n’y voyait goutte. Quelques heures plus tôt, j’avais aperçu de vagues lumières dans le lointain et j’espérais m’en rapprocher le plus possible avant l’aube. Le canot était équipé d’un petit moteur permettant d’épargner les ultimes forces des naufragés et, lorsque je n’entendis plus le ronronnement du yacht, je démarrai ce moteur pour me propulser vers les lumières.
En effectuant cette mise en route, je réalisai que j’ignorais tout des méthodes de navigation. Comment être sûr de ne pas tourner en rond ? Le ciel de l’hémisphère nord avait soutenu quelques-unes unes de mes amourettes et je pouvais y situer sans trop d’hésitations l’étoile polaire ; celui de l’hémisphère sud m’était complètement étranger. J’avais bien entendu parler de la Croix du Sud, mais ce nom m’évoquait plus un hôtel de Mogadiscio qu’un substitut de boussole. Je me mis donc à fouiller sous les bancs de l’embarcation. J’y trouvai quelques biscuits, deux ou trois vêtements, des fusées de détresse mais pas l’ombre d’une boussole. Il est rageant de sentir en soi des dons extraordinaires mais d’être distancé par le moindre pigeon voyageur lorsqu’il s’agit de trouver son chemin.
En suivant une trajectoire grossièrement perpendiculaire à celle du yacht, dont les lumières venaient de disparaître de mon regard, j’escomptais arriver en quelques heures à la côte. Les étoiles s’éteignirent bientôt une par une et le ciel derrière moi commença de blanchir sans que je fusse arrivé nulle part. La jauge indiquait qu’il ne restait presque plus d’essence et je fixai les rames dans leurs taquets. Le moteur fit mine d’hésiter quelques brefs instants puis il se tut et je me sentis encore plus seul.
De nouveau, je me pris à douter de tout. Vers quoi ramai-je avec tant d’énergie ? Quel était le sens de ces efforts ? Même si j’arrivais à regagner Sydney, Paris, même si j’arrivais à me débarrasser de tous ceux qui voulaient profiter de moi, que ferai-je de plus qu’eux ? Fonder une autre compagnie pharmaceutique ? Sauver des vies ? Et alors ? Qu’adviendrait-il ? Qu’y avait-il derrière l’horizon ? Mes coups de rames se ralentirent et je sentis une immense lassitude s’emparer de moi. Pourquoi ne pas changer définitivement d’identité ? Je pouvais me servir de mes dons pour mener une vie facile et planter là Trident, voyous et apprentis sorciers. J’étais fatigué. Renoncer à tout changer tout seul ? Ou me changer tout seul dans mon coin ? Je m’embrouillais doucement dans des raisonnements insipides et superflus lorsque le bruit de l’hélicoptère me tira de ma rêverie.
Je bandai tous mes muscles pour essayer de rejoindre le rivage qui ne semblait plus très loin, mais moins d’une demi-heure plus tard, le yacht était près de moi. Juan lui-même fit descendre l’échelle accrochée au bastingage. Ne souhaitant pas joindre le ridicule de la défaite à l’amertume de l’échec, je ne me fis pas prier pour remonter à bord.
-    C’est toi qui parlais de confiance ? me dit Juan en m’accueillant.
Je lus dans ses yeux qu’il savait que nous ne ferions jamais affaire. Avec une rage froide il ordonna de cadenasser le canot de sauvetage.
-    Maintenant, me dit-il doucement, ce sera moi ou les requins.
Je trouvai la force d’admirer cet esprit de synthèse qui me fait tant défaut, mais je savais plus que jamais qu’il avait tort. Déjà le yacht filait à plein régime vers le large. Juan s’était retranché dans sa cabine et je traînai sur le pont pour reprendre mes esprits. A l’avant du navire, les deux filles de la veille, luisantes de crème solaire, dégustaient quelque drink exotique. Je soupirai sur l’impérieux destin qui m’avait plongé dans l’abnégation.
-    Alors, cette crise de foie ? s’esclaffèrent-elles sans rancune. C’est pas bien d’énerver le patron comme ça !
-    Et vous, dis-je à court d’arguments, vous n’avez jamais entendu parler du trou dans la couche d’ozone ?
-    C’est plus efficace qu’un gilet pare-balles, me dit la brune en brandissant le flacon de crème solaire.
-    Qu’est-ce que vous buvez ? Je crève de soif !
-    Du tilleul glacé avec un doigt de kirsch, me dit la blonde. Il faut se servir à la cuisine.
Je dirigeai déjà mes pas vers le bar lorsque j’aperçus Eve plongée dans un livre à l’autre bout du bateau. Non seulement je n’arrivais pas à lui tenir rigueur d’avoir été l’instrument de ma capture, mais sa présence m’apaisait comme celle d’une vieille amie. Je la laissai lire et regagnai ma cabine pour une sieste bien méritée.

Caricatures d’enfants sages, Marianne et Théo, assis sur le muret de leur école. Photographie noir et blanc, arrière-plan dans le flou, mais mes enfants sont représentées avec une attention toute particulière, un piqué digne du studio. Hormis le fait qu’ils ne regardent pas l’objectif, on pourrait croire à de la pose. Ce soin porte en lui l’obscénité de cette photo volée. Celles de Véronique sont de la même veine. Pornographie d’un quotidien fait œuvre par le talent du voyeur.
Je n’arrivais pas au bout de la liasse que m’avait remise la soubrette chargée de m’appeler au dîner. Les clichés retournèrent dans leur enveloppe de papier kraft et je me rendis dans la salle à manger.
Nous étions généralement cinq ou six à table et ce n’était jamais le moment choisi par Juan pour m’exposer ses utopies. Ce soir-là, il affecta même le détachement le plus cynique de sa panoplie et je lui répondis par un abandon teinté de stoïcisme et d’ironie destinés à cultiver sa fureur et sa perplexité. Eve me décocha comme d’habitude son regard de connivence et je me sentis moins seul dans l’épreuve. Nous partagions le même terroriste. Je souris en moi-même des chemins tortueux du réconfort, en regrettant tout aussitôt l’illusion que procure la fraternité des victimes.
Le repas fut consommé dans un flot de paroles insignifiantes ponctuées de quelques remarques acides. Autour des deux autres tables de la salle à manger l’ambiance croisière parachevait les faux-semblants cultivés par notre hôte. La brune et la blonde étaient courtisées par les hommes d’équipage dont elles exacerbaient l’attirance à grand renfort de mièvreries d’une abyssale vulgarité. Elles avaient passé des pantalons corsaires sur leurs strings et noué sous leurs nichons les pans de chemises bariolées. Dans l’érotisme, la perspective fait tout. Vu de la table d’à-côté, ces artifices me renseignaient plus sur la misère humaine que sur le mystère de notre sexualité. Les épreuves finissaient-elles par me faire vieillir ?
La mer, toujours aussi calme, faisait oublier qu’on se trouvait sur un bateau. Des boissons choisies prolongèrent le dîner et je remontai sur le pont pour jouir d’un peu de tranquillité. Eve ne tarda pas à me rejoindre. Elle s’assit à côté de moi, sans un mot. La douceur de cette promesse de bonheur se mêlait à la certitude douloureuse d’avoir à la décliner pour m’enfoncer vers mon sombre destin. J’esquissai un sourire.
-    Pardon de t’avoir piégé, dit Eve.
-    Ce n’est pas de ta faute. Au contraire, cela me consolerait de savoir que ma capture te libère de leur chantage. De toutes façons, ils m’auraient retrouvé. Je n’avais même pas compris qu’ils étaient organisés et qu’ils me cherchaient…
-    Que vont-ils te faire ?
-    A moi ? Rien…dis-je en pensant aux photos sur ma table de nuit.
-    Je suis désolée.
Dans la pénombre, j’eus l’impression de voir une larme briller sur ses taches de rousseur. A nouveau le silence s’installa sans que nous ne songions à rentrer. Le yacht filait dans la nuit avec le ronronnement d’un gros insecte. Le regard toujours fixé sur le sillage, Eve posa sa main sur la mienne. La nuit s’écoulait, tiède et protectrice. Il paraît que les proies des bêtes fauves vivent leurs derniers instants dans un état de calme inexplicable au spectateur. Je me vis avec horreur dans le rôle de la victime apprivoisée.
J’allais retirer ma main lorsque le vrombissement d’un avion qui se rapprochait résonna dans le lointain. Eve prit un air interrogateur. Je me levai pour scruter le ciel à la recherche d’une lueur, d’un espoir de secours. Mais l’appareil devait voler tous feux éteints car nous l’entendions désormais presque à la verticale sans pouvoir discerner la moindre lumière dans la nuit. Soudain le bruit cessa. Quelques secondes s’écoulèrent et j’entendis « Do, sol, sol » au-dessus de moi.
Je courus vers le lampadaire qui éclairait le pont supérieur du yacht pour le couvrir et le découvrir plusieurs fois d’un gros coussin de transat. L’avion s’éloigna. Je redescendis vers Eve. Elle s’était levée du fauteuil pour jeter ses bras autour de mon cou. Une petite bise : « Bonne nuit ».
Une fois de plus, je regagnai ma cabine sans autre projet que d’attendre et de dormir. J’avais dormi jusqu’au déjeuner et le sommeil tarderait à venir. Comment Julie m’avait-elle retrouvé ? Qu’importe ! Je priai pour qu’elle réponde vite à cette question, mais je n’arrivais pas à m’imaginer l’épisode qui nous séparait de ces retrouvailles. J’imaginais encore moins le rôle que je pourrais y jouer. J’entrebâillai néanmoins la porte de la cabine et rallumai la veilleuse. C’était peu de chose, mais j’étais prêt.
Allongé sur le dos, j’attendais l’inspiration. Trois minutes ne s’étaient écoulées depuis le premier « You don’t know what love is » lorsque je courus sur le pont. J’avais enfin compris ! « J’espère avoir droit à deux signaux » me répétai-je frénétiquement. Heureusement, j’étais à peine sorti que le « Do, sol, sol » retentit à nouveau. Avant même le deuxième sol, je me ruai vers la cabine d’Eve. Elle était déjà dans le couloir au pied de l’escalier, les yeux pleins d’urgence et de la peur de n’avoir pas compris assez tôt. Elle me suivit à l’arrière du bateau près des transats où nous avions entendu le premier message de Julie.
-    Bonsoir les amoureux !
Derrière nous la voix narquoise de Juan résonna comme le signe funeste de quelque chose qui se déréglait. Lorsque je me retournai, une fraction de seconde suffit pour que tout basculât. Juan me fixait, médusé. Il eut un mouvement de recul. Conscient d’accomplir un geste irrémédiable, je l’expédiai sans hésitation ni plaisir dans l’antichambre de la mort en l’assommant d’un coup de coude en pleine tête. Il s’écroula comme un pantin désarticulé dont le grotesque coupait court à tout remords possible.
Eve était déjà près du bastingage. Je lui fis signe d’attendre encore une seconde et sautai dans le canot verrouillé par Juan pour y prendre deux fusées de détresse. De retour sur le pont, je pris la main d’Eve et nous glissâmes à l’eau le long de la coque. Le yacht continua sa course fatale et bientôt ses lumières se confondirent avec les étoiles du firmament. Lorsque le bruit de l’avion se rapprocha de nouveau, je lançai ma première fusée de détresse. Presque instantanément, deux détonations ébranlèrent l’atmosphère et l’horizon se mit à rougeoyer. Le spectacle ne dura qu’une dizaine de seconde et j’imaginais le feu vengeur englouti par les abysses de l’océan. Bizarrement, celui-ci m’en parut plus froid. L’avion ralluma ses lumières et tourna deux ou trois fois autour de nous en balayant la mer d’un gros projecteur orange. Puis, il amerrit doucement, comme à la parade. Peu désireux de prolonger notre bain de minuit près des requins que m’avait promis Juan, je me mis à nager vers l’hydravion. La porte s’ouvrit et je vis la silhouette de Greg se détacher sur la clarté de la cabine.
-    Bonsoir, Daniel ! lança-t-il, satisfait de pouvoir enfin m’appeler de mon vrai nom. Dépêche-toi de monter.
Il sauta sur le flotteur et, bien élevé, s’accroupit pour tendre une main vers Eve en se présentant selon les règles de l’étiquette australe. Julie le rejoignit, tout sourire elle aussi :
-    Désolé d’écourter votre bain de minuit, mais je préfère être prudente.
Elle fila vers le poste de pilotage pour coiffer ses courts cheveux bruns d’un énorme casque d’aviateur. Le vacarme nous interdit dès lors toute conversation suivie. Greg me frappa tout de même le bras en hurlant quelque chose que je ne compris pas. J’acquiesçai en haussant les épaules. Eve était déjà sanglée sur l’un des six fauteuils défoncés de l’appareil. Quand je m’assis près d’elle, elle eut un petit sourire triste brouillé d’un bâillement. Au décollage je sentis sa tête contre mon épaule et l’avion n’avait pas fini de décoller que la rousse virtuose s’était échappée dans les douces prairies du sommeil.
Le calme après ce que nous venions de vivre, le sourire de Julie dont le père venait d’être assassiné, la pénombre de la cabine, tout cela me semblait soudain plus irréel que le projet de supprimer 95% de la population mondiale. Je n’arrivais toujours pas à réaliser le rôle exact qui m’était dévolu dans ces remous. Depuis Xanour, j’avais trouvé la chance ou l’énergie nécessaire pour me soustraire aux périls, mais hormis l’envie d’empêcher quelques individus de nuire, je ne me figurais toujours pas ce qu’on attendait de moi. Je n’identifiais même pas l’ennemi, le Mal dont parlait si bien Frank à la veille de sa mort. Tout était si mouvant, si changeant, que le porteur de message pouvait bien être n’importe qui. Je ne savais pas ce que me réservait le destin, mais je commençais à me dire avec effroi que j’en faisais peut-être partie.
En regardant par-dessus les cheveux d’Eve endormie, je voyais la mer défiler à quelques dizaines de mètres de nous. Méfiante, Julie volait à une altitude insondable aux radars du continent, mais le paysage uniforme et monotone ne se laissaient pas facilement comprendre. Ce que j’avais pris tout d’abord pour un nuage n’était que le reflet de l’hydravion sur les courtes vagues qui commençaient d’agiter l’eau. Même les courtes îles de pierre réussissaient mal à rompre l’illusion créée par le monde lorsqu’il n’est pas observé du bon point de vue. L’obscurité m’interdisait presque entièrement l’interprétation des aspérités ou des rares lueurs du paysage. La vitesse et l’incognito donnaient à notre vol l’apparence d’une fuite. La destruction de Juan et de ses acolytes s’était accomplie comme dans un rêve et ce reflet sur la surface de la mer était le seul signe qui restait du drame. Cette image hypnotique me fascina si bien que je ne m’aperçus presque pas de notre courte descente. Eve s’étira contre moi comme une chatte affectueuse. La nausée du freinage fut relayée par les soubresauts chaotiques qui signalaient une mer agitée. Quelques lumières passèrent devant le hublot comme des étoiles filantes et nous nous immobilisâmes dans la pénombre.
-    Bienvenue à Saint Jean ! nous cria Julie déjà prête à déverrouiller la porte.
-    Saint Jean ? demandai-je.
-    Une petite île tranquille que je me suis offerte lorsque les affaires marchaient. Un endroit idéal pour se faire oublier quelques jours.
Je m’imaginais de plus en plus mal comment présenter mes condoléances de façon naturelle et distinguée tant l’insouciance semblait de mise. Je contournai la difficulté.
-    Je n’ai même pas encore eu le temps de vous remercier Greg et toi. Vous avez pris des risques. Mais dis-moi Julie, pourquoi m’avoir secouru de cette manière… brutale ?
-    Comme tu m’avais laissée sans nouvelle, je suis allée voir Greg à Sydney. On a fait connaissance autour d’un verre et c’est précisément ce moment qu’Eve a choisi pour m’appeler. Même dans une ville aussi sage que Sydney, ça n’a pas été très difficile de se procurer quelques pochettes surprises pour ceux qui vous faisaient des misères.
-    Je ne comprends pas, Tu savais pour ton père ?
-    Frank n’était pas mon père, répliqua froidement Julie, mon père il est là.
Elle ouvrit la porte. Un vieil homme tout sourire nous accueillit sur le ponton.
-    Je ne vous attendais plus, dit-il en ajustant la passerelle entre la jetée de planche et l’hydravion.
Le ton de l’homme était chaleureux. Sans arrière pensées. De toute évidence il ignorait tout des activités nocturnes de Julie et cela coupa court aux questions qui me brûlaient la gorge.
-    Bill, dit-il en me tendant la main.
-    Salut ! minauda Eve sans que j’arrive à deviner s’ils se connaissaient.
-    Pardon de vous faire relever à cette heure, dit Greg.
-    Je ne le ferai plus, dit Julie en l’embrassant affectueusement.
Armé d’une lampe torche, Bill conduisit les amis de sa fille vers des bungalows très club de vacances, sous les palmiers, face à la mer. L’installation semblait sommaire mais confortable. Le coup de force de ce genre d’endroit est de toujours attirer l’attention sur le détail insignifiant qui distrait de la fade beauté de l’ensemble en lui conférant une touche originale. Ici, les habitations étaient peintes d’un enduit à l’ancienne, probablement ciré, ocre, vert ou bleu, et les parquets de bambou clair supportaient un mobilier d’osier et de fer forgé surchargé de coussins. Aux accessoires kitsch et tape-à-l’œil se mêlait ce que je pris à tort pour des copies : marbre des Cyclades, bronze du Nataraja. Pas de gadget électronique. Le farniente classique. Je détaillais encore les accessoires de plongée négligemment disposés sous l’auvent lorsque je compris que je partagerais mon petit bout de paradis avec Eve. Une fois seul avec elle, je donnai libre cours à ma curiosité.
-    Pourquoi ne m’as-tu pas dit que Frank n’était pas le père de Julie ?
-    Je pensais que tu t’en doutais ou qu’elle te l’avait déjà dit, répondit-elle évasivement.
-    Mais enfin, qu’étiez-vous pour lui ? Des employées ? Des maîtresses ?
-    Des ventres, seulement des ventres…
-    Tu peux préciser ?
-    Crois-tu que quelqu’un comme Frank se contentait de faire joujou avec des œufs de crocodiles ?
-    Tu veux dire qu’il manipulait aussi des embryons humains ?
-    C’était même son occupation favorite. Je suis loin de tout savoir et je n’ai pas vu la moitié de ce qui se passait à Pardez, mais si tu veux l’entendre, je ne suis pas fâchée que tout cela soit partie en fumée.
-    Pourquoi le piano ? Pourquoi cette éducation d’aristocrates ? De bonnes filles pleines de santé n’auraient-elles pas suffi ?
-    Nous étions du bétail, mais du bétail humain… Frank tenait à pousser le plus loin possible nos capacités. Pour lui les exercices spirituels ou la musique n’étaient que tâtonnements, mais leur efficacité montrait le chemin. Au début, tout le monde y croyait…
Pour la deuxième fois de la journée, je crus voir des larmes dans les yeux d’Eve. L’envie de la prendre dans mes bras me fit oublier que la naïveté pût être le travestissement inconscient de la peur ou de l’intérêt.
-    Mais comment Julie nous a-t-elle retrouvé ?
-    Nous sommes sur le réseau…
-    … ?
-    Comme les voitures de luxe.

L’île Saint Jean était idéale pour se faire oublier. Le risque était de tout y oublier. Dès le lendemain matin, les distractions nautiques succédèrent aux longs déjeuners sur des plages de rêve. Bill était l’hôte et l’homme à tout faire. Il régnait sans partage sur des stocks d’ails, d’huile d’olive et de riz dont il accommodait à merveille les produits de nos pêches. Depuis le décès de sa femme, deux ans plus tôt, il vivait en permanence sur l’île et s’y sentait bien. Un jour que j’avais laissé mes amis partir en mer sans moi, Bill, en mal de confidences,  sortit de son habituelle réserve.
-    Tu sais Daniel, je suis resté 38 ans mécanicien dans le même garage. On prenait des coups de pieds au cul pour pas cher. En 38 ans, je n’ai pas mangé une seule fois à la table du patron. Ma gamelle dans le fond de l’atelier. Je n’avais même pas le temps d’aller m’asseoir dans le parc à trois cents mètres de là. Heureusement Julie est arrivée pour m’aider à supporter tout ça. Lorsque je rentrais à la maison, je lui lisais les livres que je pensais importants pour son éducation. Puis, une fois par semaine, je l’ai emmenée au théâtre, dans les expositions, au concert. Puis j’ai économisé cent après cent pour lui payer les meilleurs collèges, les meilleurs professeurs. Tout mon argent, toute mon énergie ont été dépensés pour qu’elle ne connaisse pas ce que j’ai connu, cette humiliation des petits, de ceux qui n’ont pas été élevés comme il faut.
La raison pour laquelle Bill acceptait la retraite avec tant de sérénité me laissait sans voix. Il aurait été cruel et fallacieux de prétendre que Julie n’était pas une réussite. Mais ce que je savais maintenant de cette réussite pouvait aussi faire froid dans le dos. Nous restâmes encore quelques instants à discuter de tout et de rien. Je fus attentif à ce que mes propres interrogations ne semassent pas le doute dans l’esprit apaisé de Bill. J’étais soutenu dans mon effort par le décor féerique de l’île qui ne laissait guère de place aux tourments métaphysiques. D’ailleurs, Bill me quitta bientôt pour aller réparer l’un des deux groupes électrogènes et me laissa seul face à la mer où je voyais au loin revenir le bateau de mes amis.
Nous étions arrivés depuis une semaine peut-être et la vie se passait comme en vacances, sans projet ni demande particulière. Je partageais avec Eve une douce amitié mais elle se languissait de son piano. Elle s’inquiétait aussi de sa mère dont elle était sans nouvelle puisqu’un blocus total des communications nous était imposé. Je commençais à me demander jusqu’à quand durerait cet isolement. Une partie de moi brûlait toujours quelque part entre Aden et le Nil Bleu. Une autre s’interrogeait sur les relations entre Greg et Julie.
Je m’étais installé sur un petit promontoire rocheux, à l’ombre de grands arbres qui surplombaient la mer et je regardais mes amis revenir lentement de leur partie de pêche. Le vent portait jusqu’à moi leurs éclats de rire et je voyais de plus en plus nettement leurs corps jeunes et beaux luisant d’innocence et d’insouciance. Le monde que m’avait proposé Juan devait ressembler à cette île. Greg et les deux filles avaient maintenant pris pied sur la plage et m’adressaient de fraternels signes de la main. Ils me rejoignirent pour le désormais traditionnel apéritif de fin de journée. Les filles restaient fidèles aux jus de fruits tirés des arbres de l’île alors que Greg et moi poursuivions l’exploration toujours plus audacieuse des cocktails de la planète.
-    Bonne pêche ?
-    Miraculeuse, miraculeuse !
-    Julie, poursuivis-je en sirotant, jusqu’à quand comptes-tu rester ici ?
-    Mais Daniel, répondit-elle surprise, c’est toi qui décides. Si nous n’avons pas été suivis, je ne pense pas qu’il y ait un risque à sortir de notre cachette. Si ça sentait le roussi, nous pourrions toujours revenir ici.
-    Eh bien, dis-je tout aussi surpris, je ne serais pas fâché de retourner à Sydney.
-    Tu as des projets ? me demanda Greg.
Lors de ces discussions, plus ou moins récurrentes et sous-tendues par un nébuleux avenir commun, Eve gardait les yeux dans le vague. Elle semblait scruter la mer dans l’attitude modeste de celle qui ne prétend à rien. Dans le rôle du chef désigné, je séchais lamentablement.
- Ce n’est pas le travail qui manque, répondis-je en suscitant l’attention immédiate de Greg et de Julie.

Pardez était détruit. Juan était mort. Je n’avais pas eu le courage de demander à Julie ce qui m’avait valu ses faveurs et le moins qu’on puisse dire est que je n’avais pas tenu rigueur à Eve de sa trahison. C’était la seule chez qui je ne sentais ni la ferveur ni l’avidité suscitées par mes talents. Je trouvais cela reposant. Nous nous promenions ensemble autour de la petite île sans que je me sente tenu de parler ou de fournir les réponses qui me faisaient tant défaut. Un soir que nous regardions les étoilés serrés l’un contre l’autre, Julie surgit en larmes sur notre petite terrasse.
- Daniel ! Il faut que tu viennes ! C’est mon père !
L’urgence et la sincérité de cet appel me projetèrent à sa suite sous les palmiers. La cabane de Bill était encore allumée. J’y retrouvais Greg au chevet du vieil homme inanimé. Son teint ne laissait présager rien de bon, mais aucun de nous n’avais les connaissances suffisantes pour établir un diagnostic.
- S’il te plaît, me dit Julie.
Dans son coma, Bill avait parfois des haut-le-corps qui témoignaient de sa lutte contre le mal. Nous étions à au moins trois heures de l’hôpital le plus proche et le seul espoir était que je réitérasse ici mes exploits du désert. Mes amis ne m’avaient jamais réclamé ni tour de magie ni miracle et j’aurais donc eu mauvaise grâce de ne pas m’exécuter. La sueur perlait au front tendu de Bill. Je pestai de ne pas avoir gardé Pierre Barthélemy près de moi. Ensemble nous aurions pu commencer l’explication de ce qui s’était emparé de moi.
Julie avait lu les rapports de Biosoft et semblait avoir une idée très claire de la marche à suivre. Elle me tendit une seringue dans un emballage stérile.
- Tu veux que je le fasse ?
Les yeux de Greg lui sortir littéralement de la tête lorsque mon sang jaillit dans le tube transparent. Julie très technique malgré les larmes, me comprima le bras, y colla le sparadrap et me rendit la seringue. Je ne reconnaissais déjà plus le visage de Bill. Il était livide et crispé par les souffrances qui l’arrachaient à notre monde. Mais je sentais sa détresse. A ma gauche, Julie me pressait doucement le bras. De l’autre côté du lit, Greg me fixait comme s’il attendait un ordre de mission. Toutes ses émotions se liaient autour de moi, palpables comme les intempéries ou le soleil qui transforme tout sans rien changer. J’oubliai le doute et la peur. D’un geste sec et court, je plantai la seringue dans le bras de Bill et lui donnai tout l’amour qui se conjuguait en moi.
- Merci, dit simplement Julie.
Je repartis sans un mot rejoindre Eve qui n’avait pas bougé. Un peu plus tard, nous nous sommes endormis dans les bras l’un de l’autre.
Le lendemain matin, la table du petit déjeuner était mise face à la mer, comme à l’accoutumée. Julie servait son père en lui conseillant de se reposer après le « petit malaise » de la veille. Il avait les traits tirés, mais rien ne témoignait sur lui des épreuves de la nuit. En le voyant ainsi relégué, privé des secrets auxquels il devait peut-être la vie, je me dis que je devais arrêter de mentir. Il fallait que je raconte tout ce qui m’était arrivé pour tenter de construire à partir de moi le formidable moteur dont je sentais la puissance.
Je ne pouvais avoir honte ni de moi, ni de mes adeptes. Il fallait lâcher la vaine quête de savoir pour précipiter le corps qui ne demandait qu’à naître. Je racontais toute mon histoire en commençant par les coquillages.