Corne de l’Afrique : le bilan s’alourdit
De nouveaux charniers découverts en Ethiopie et en Somalie confirment l’hypothèse d’un suicide collectif au sein de la secte du Trident. Les autorités dénombrent pour l’instant plus d’un millier de victimes, mais la plupart des zones d’activités probables du Trident ne sont pas accessibles actuellement.

Djibouti. De notre envoyé spécial.
La corne de l’Afrique ne finit pas de compter ses morts. Aucune région située à l’est du Nil Bleu ne semble épargnée par les suicides collectifs qui se sont déroulés la semaine dernière au sein de la secte du Trident. La découverte des premiers charniers avait fait croire à des règlements de compte parmi les membres d’une secte dont les mœurs sanglantes défraient la chronique depuis près de 18 mois. Mais il semble désormais hors de doute que le Trident a cédé, comme d’autres sectes millénaristes avant lui, à la folie destructrice du suicide consenti ou forcé de ses membres. Les charniers dressent d’ailleurs l’étonnante cartographie d’une secte dont on ne savait pas l’influence aussi vaste. Dans le monde entier, l’émotion se mêle à la réprobation.
Dans la petite ville de S. où nous avons pu nous rendre sous la protection des autorités, c’est une famille sur trois qui a perdu un ou plusieurs de ses membres. Le scénario des massacres est toujours le même. Les membres de la secte se sont éloignés des agglomérations à l’insu de leurs proches et se sont regroupés dans des endroits déserts pour y consommer une boisson terriblement toxique dont l’enquête doit encore déterminer la composition. Le maire de S. déclare : « C’est une véritable catastrophe. Notre ville mettra au moins deux générations pour se remettre de ce malheur. Je veux que le monde entier sache ce qui s’est passé pour nous aider à surmonter cette épreuve. Je veux aussi que les responsables soient châtiés pour que cela ne puisse pas se reproduire ailleurs. »
Cette dernière phrase fait allusion aux dirigeants de la secte qui sont activement recherchés par la police. On évoque même avec insistance certains Français dont le docteur Pierre Barthélemy, très connu dans la région pour ses activités humanitaire avec Secours du monde. On l’aurait aperçu récemment à Djibouti. Joint par téléphone à Paris, le médecin nie catégoriquement tout rapport avec ces événements tragiques : « Notre action a toujours consisté à lutter contre l’influence délétère du Trident. C’est peut-être là l’origine du mauvais procès qui nous est fait ». Au siège de Secours du Monde, on affirme que cette accusation est une manœuvre de ceux qui ont intérêt à voir l’organisation humanitaire quitter l’Afrique.
Pour leur part le Président de la République et le Premier Ministre ont affirmé leur sympathie et leur solidarité aux états touchés par ces massacres. La France s’est engagée à envoyer au plus vite une mission chargée d’évaluer les besoins humanitaires des régions sinistrées. C’est pourtant sur fond de polémique que cette mission se prépare. En effet le philosophe J.-P. Leroy ne décolère pas : « Il est impensable que de tels événements se produisent encore de nos jours. L’Occident doit cesser de fermer les yeux ! Nous devons rester vigilants pour que ce ne soient plus les seules multinationales qui gèrent notre rapport avec les pays victimes de catastrophes humanitaires telles que celle qui vient de frapper l’Ethiopie.» Les associations de lutte contre le racisme ont d’ores et déjà appelé à manifester samedi prochain sur le parvis du Trocadéro.
Cette nouvelle catastrophe humanitaire éprouve encore un peu plus une région qui doit déjà faire face à la terrible famine de l’Ogaden dont les réfugiés affluent par centaines de milliers dans les régions et pays avoisinants. Malgré toutes ses tentatives, la communauté internationale semble impuissante à stopper la spirale infernale de la violence et de la faim.


L’habitude que j’avais prise depuis Kyoto de considérer Pierre Barthélemy comme un subordonné me faisait enrager de ne pas recevoir plus d’information de sa part. Pensant qu’il était peut-être surveillé de près depuis les événements que les journaux m’apprenaient, j’évitai tout d’abord de le contacter. Après mûre réflexion, je me décidai tout de même à lui faire savoir par mon banquier Balthazar que je partais pour Djibouti. Depuis un mois, j’avais repris ma vie de bohème à Sydney. Je voyais quotidiennement Greg et Julie qui formaient en quelque sorte mon Trident australien. Ils attendaient de moi des révélations ou des actes qui changeraient à jamais le monde dans lequel ils vivaient, non point qu’ils ne s’en satisfissent pas, mais ils sentaient comme tout un chacun que cela ne durerait pas, qu’il fallait passer de l’autre côté d’une barrière invisible et douloureuse. J’étais celui par qui cela devait arriver.
Dès mon retour de Saint Jean, j’avais foncé chez Andy pour lui demander de détruire les restes des seringues qu’il était chargé d’analyser. C’était superflu. Le surfeur avait tout mis dans l’autoclave dans que j’avais cessé de donner de mes nouvelles. Il lisait les journaux et j’avais été forcé de confirmer ses intuitions. Il en conclut, comme toujours, qu’il valait mieux faire du surf en travaillant pour l’Université que de briguer un poste chez Biosoft.
Eve était retournée chez sa mère. Elle m’appelait parfois pour me dire ce qu’elle jouait sur son piano, mais elle ne venait pas me voir. C’est elle qui me faisait le plus ressentir la lancinante complication de la vie humaine. Certains soirs, je rêvais de Sarah, la boulangère aux rondeurs laiteuses. Une menteuse nostalgie me soufflait que les antipodes ne recelaient pas de tels appâts, que le monde fuyait, sans retour possible. Je m’envolai pour Djibouti.

Le bar des Ambassadeurs n’avait pas changé. Même cuirs crevassés, même serveur impeccable. J’en étais à ma troisième bière et je me sentais toujours aussi désemparé. Comment contacter le Trident ? Comment me faire reconnaître pour celui que j’étais, ou qu’ils prétendaient que je fus ? Une fois de plus, je m’étais avancé vers la lisière et j’attendais que les choses se fassent. Je me préparais déjà pour un petit tour en ville lorsque je la vis apparaître. Elle non plus n’avait pas changé. Mais elle avait troqué sa robe de coton pour un tailleur en lin et quelques tresses entremêlées de rubans de couleur soulignaient l’altière pureté de ses traits. A son arrivée, le serveur s’inclina respectueusement et je compris qu’elle ne devait plus être porteuse d’eau.
-    Je vous trouve un peu gonflé de rappliquer en ce moment, me dit-elle en guise de salutations.
-    Tiens, je ne savais pas que vous parliez le français…
-    C’est pas le sujet. Que voulez-vous ?
-    Moi ?… Je ne sais pas, … savoir ce qui se passe, vous aider, stopper la folie qui…
-    Je ne comprends pas ! Vous voulez me faire avaler que vous n’y êtes pour rien ? s’exclama-t-elle.
-    Soyons clairs, mademoiselle …?
-    Dalla.
-    Eh bien, mademoiselle Dalla, soyons clairs : pour l’essentiel, les seuls rapports que j’ai eus avec le Trident, sont ceux, brefs, mais très agréables, que j’ai eu avec vous.
-    Le docteur Barthélemy doit donc être votre médecin traitant !
-    Je l’ai rencontré de même que Yekuno Salama. Mais je suis innocent de tous ces massacres ! Il me semble que sur ce point, vous devez en savoir plus que moi. C’est quand même vous qui leur avez fourni la preuve de ma nature… « divine » !
-    Arrêtez de vous payer ma tête !
-    Ecoutez, c’est la deuxième fois que je viens à Djibouti ! Comment voulez-vous que je sois responsable de tout ce bordel ?
-    Vous voulez vraiment me faire croire que vous êtes à côté de la plaque ?
-    Que puis-je vous dire de plus ? Est-ce que vous pouvez m’aider à rencontrer des gens du Trident ?
-    Je n’ai jamais été membre du Trident. Yekuno était mon oncle et c’est à cause de ce fêlé que je suis devenue leur otage. Je resterai vivante tant que je pourrai leur servir de pompe à fric en gérant cet hôtel ou de pompe à semence en…
-    Je suis désolé, bredouillai-je.
-    Ne vous excusez pas ! rugit-elle, vous avez eu gratuitement ce que la plupart de vous congénères paient très cher.
-    … ? Vous n’en savez donc pas plus que moi sur les… événements de la semaine dernière ?
-    J’ignore ce que vous en savez.
-    Moi ? Ce que j’en ai lu dans les journaux. C’est tout. Est-il vrai que Barthélemy soit venu récemment ?
-    Il ne s’en est pas caché ! Chambre 314, comme d’habitude. Je ne comprends pas que la presse en parle comme d’une hypothèse ! En quarante-huit heures il a reçu ici une bonne dizaine de dirigeants du Trident. Quelques jours plus tard, c’était le massacre.
-    Vous pensez donc que…
-    Qu’est-ce que ça change ? Lui ou un autre ?
-    Bien sûr.
-    Mais à quoi cela rime-t-il ? Pourquoi ces massacres ? Ces collectes de sperme ? Qui se cache derrière le Trident ?
-    Vous m’en demandez trop. Ils ne sont probablement que ce qu’ils prétendent être. Des gens qui préparent la Jérusalem terrestre. Des illuminés un peu plus impatients que les autres. N’oubliez pas que nous étions chrétiens avant que votre Clovis ne soit baptisé. Ça commence à faire long !
-    Je croyais que Djibouti faisait encore partie de la Ligue Arabe !
-    Ne faites pas l’innocent. Le Trident ne vient pas de Djibouti mais d’Ethiopie.
La belle Dalla n’en savait ou n’avait pas envie d’en dire plus que cela. J’avais envie de changer de sujet de conversation, mais le souvenir de notre première rencontre semblait la remplir de ressentiment. Cette fois, la curiosité l’emporta sur la délicatesse.
-    Excusez-moi d’insister là-dessus, mais à quoi servaient les collectes dont vous étiez chargée ?
-    Même sans avoir fait d’études scientifiques, je sais à quoi sert le sperme…
-    Pourquoi le mien ? Pourquoi l’avoir analysé ?
-    Vous ne voulez pas comprendre que j’ignore tout des plans du Trident. Ce que je peux vous dire, c’est qu’en France j’ai écumé pour eux la fine fleur de votre intelligentsia.
-    Dont je ne crois pas faire partie…
-    Je récoltais aussi chez les sportifs. Mon oncle m’a dit que vous aviez montré des capacités tout à fait étonnantes pour vous débarrasser de son garde du corps. Vous faites donc partie des forts, des élus. Ne cherchez pas midi à quatorze heures.
-    Vous savez pourtant que votre oncle est venu me voir à Paris.
-    Ce sont probablement ces deux mois à Paris qui lui ont coûté la vie.
-    Deux mois ?
-    Il était bien chez vous non ?
-    Dix minutes.
-    Il était parti complètement excité. Il ne parlait que de Gumiprana, du Royaume et d’autres délires qu’il avait essayé de me faire gober. D’après ce que j’ai su, il est revenu bredouille et son assassinat marque le début des règlements de compte dans l'organisation. Il était probablement l’un des seuls à croire que vous étiez le … enfin, celui qu’ils attendent. C’est tout ce que j’en sais. Bon, puis-je vous offrir quelques feuilles de khat ? Ça remplace avantageusement les espoirs trompés.
-    Merci Dalla, mais les alcaloïdes grillent mes connexions…Mmm … Pouvez-vous me faire rencontrer quelqu’un du Trident ?
-    Qui ? Je ne vois que des porte-flingue. Le matin, je reçois dans ma boîte aux lettres la moitié d’un billet déchiré, le soir je remets l’argent du coffre à celui qui me présente l’autre moitié.
-    Pouvez-vous me faire signe lorsque cela se passera ?
-    Ça ne devrait plus tarder…

De retour dans ma chambre, j’eus la surprise de recevoir un des trop rares messages de Pierre. « Vidalux : c’est fait. A bientôt. P.B. » J’attribuai ce laconisme à la prudence qui gouvernait chacun de nos actes et je déduis de cet « A bientôt » que Pierre avait reçu la nouvelle de mon départ pour Djibouti. Je reçus aussi des messages de mes enfants. Véronique avait décidé qu’ils étaient assez grands maintenant pour ne pas faire de gaffe et ils m’envoyaient régulièrement des « Papa je t’aime » devant lesquels je rêvais des heures entières.
L’après-midi se terminait. La ville et les pays voisins sombraient dans l’euphorie légale et quotidienne du khat. J’imaginais avec nostalgie ma petite porteuse d’eau dans son royaume inaccessible et brumeux. De ma fenêtre on voyait la rade construite au siècle dernier sur l’épave calcinée du Fontainebleau. Le soleil en s’inclinant transformait la mer en un gigantesque sémaphore dont les signes subtils se perdaient dans l’infinie multitude des mondes. Un dieu cruel, imperméable à notre cœur, avait-il réclamé tout ce sang ? Extérieur au rituel unanime qui vidait les rues de leur animation, je partis faire ma promenade à l’affût de bribes de conservations, de langues rares et anciennes dont tant de dépositaires s’étaient réfugiés dans cette oasis de prospérité. Les mots résonnaient en moi comme les stigmates d’époques révolues, comme autant de secrets offerts et négligés. Je déambulai longtemps dans la ville. Avec le soir, des tapis furent déployés dans les rues et des guirlandes d’ampoules multicolores donnèrent un air de fête au décor.
Après quelques heures de marche, je m’assis sous les lampions d’une gargote en plein air. Un jeune garçon servait de grandes galettes spongieuses accompagnées de rogatons mystérieux. Les épices et le vent frais qui se levait nappèrent cet instant banal des charmes ineffables de l’exotisme mais un visiteur allait bientôt me rappeler mon rôle. Depuis quelques instants, j’avais l’impression d’être observé. Dans ce quartier, la foule était uniformément africaine et ma vigilance s’était stupidement relâchée. Comme si les multinationales donnaient dans le racisme pour leurs basses œuvres ! Je me mis à scruter les alentours et je vis un homme mûr, vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemise. Il stationnait dans l'obscurité qui s’ouvrait à la lisière des tables de la gargote. Voyant que je l’avais vu, il inclina doucement la tête et s’évanouit dans la foule paisible de l’après khat. Bientôt, je n’y pensais plus et je finis ma bière en méditant les fredaines dont je pourrais agrémenter la soirée. Après avoir gratifié le petit serveur d’un pourboire qui me valut des œillades réprobatrices de mes voisins, je repris ma déambulation sans objet.
Quelques centaines de mètres plus loin, j’entendis dans mon dos une voix qui chuchotait : « Je sais qui vous êtes, je suis un ami ! ». Cette manière délicate de suggérer que je pouvais avoir des ennemis pénétra de circonspection le mouvement que je fis pour me retourner. L’homme se tenait entre deux immeubles. Il m’adressa une curieuse salutation rituelle en tournant sur lui-même, les paumes levées vers le ciel, puis il me fit signe de le rejoindre. « Ne restons pas là » dit-il dès que je me fus exécuté. En se retournant constamment pour s’assurer qu’il n’était pas suivi, il parcourut un sombre lacis de venelles et d’arrière-cours. Je m’apprêtais à lui demander son nom lorsqu’il me fit entrer dans une petite bâtisse. Nous nous assîmes sur une banquette maçonnée dans une pièce vide de meuble.
- Vous vous souvenez de moi ?. Je suis Haïlé Belesse. On s’est vu dans la voiture du docteur Barthélemy
Devant mon silence, l’homme sembla perplexe. Puis :
-    . C’est moi qui m’occupais du frigo !
-    Du frigo ?
Une vieille femme nous apporta deux verres et une bouteille.
-    Qu’est-ce que c’est ?
-    Du tej, de l’hydromel si vous préférez. Auriez-vous quelques pièces pour la vieille ? Mes ennuis…
-    Bon ! … C’est assez ?  Dites-moi plutôt ce que vous attendez de moi.
-    Le Trident veut me tuer ! Mais je savais que vous viendriez. Lorsqu’un des rares amis qui me restent m’a dit que vous étiez aux Ambassadeurs, je vous ai suivi. Et voilà ! Je ne suis pour rien dans ce qui est arrivé ! Je suis innocent. Sur la tête de mes enfants !
-    Innocent de quoi ?
-    Vous ne savez même pas ce qui s’est passé avec le frigo ?
-    Je ne savais même pas qu’il existait. Racontez-moi tout. Faites comme si je ne savais rien ! Commencez par le commencement.
-    Mes aïeux, je m’aperçois que, moi non plus, je ne savais rien. Enfin…Bon… Je m’appelle Haïlé Belesse. J’ai été vétérinaire dix ans dans l’Ogaden avant de rencontrer Yekuno Salama. Lui, vous le connaissez au moins ? … Il m’a proposé de monter avec lui une société d’insémination artificielle et nous avons fait pas mal d’argent. Nos équipes parcouraient toute la région pour travailler avec les nomades. Nous allions de la Somalie jusqu’à la région des Borana.
-    Ceux qui portent les couilles de leurs ennemis sur le front ?
-    Mmm… Laissez-moi continuer. Je ne suis pas sûr que nous ayons beaucoup de temps. Après quelques années, la guerre, les troubles politiques, des associés un peu trop avides ont fait capoter notre société. Nous nous sommes alors réfugiés ici. Mais le business n’a plus jamais été le même et Yekuno eut l’idée de faire avec les hommes ce que nous faisions avec le bétail.
-    D’où cette banque des spermes éminents collectés par des ambassadrices de charme. Mais je ne vois pas le lien de ce business avec le Trident.
-    C’est comme ça que nous avons compris ! Yekuno se passionnait pour les nombres. Il avait étudié les mathématiques des anciens peuples, Egyptiens, Babyloniens, que sais-je encore. Pour lui, l’amélioration du monde passait obligatoirement par la réalisation d’une formule. Il a découvert l’algorithme qui lie le nombre des adeptes à celui des éliminés. Mais je crains qu’il l’ait emporté dans la tombe. Tout ce qu’il nous en avait dit, c’est qu’à la fin, le monde ne compterait plus qu’un nombre parfait d’élus.
-    Je ne comprends toujours pas la relation des adeptes avec le frigo. Comment peuvent-ils penser être les élus si des semences supérieures sont conservées dans le frigo ?
-    Pas du tout ! Nous n’avons jamais pensé que nous étions les élus. Nous ne sommes que les serviteurs qui préparent le festin.
-    Et moi ? Je suis l’hôte ?
-    …
-    Vous ne savez pas ? Ou vous ne savez plus ?
-    Ce que j’ai vu de vous est étonnant. Au début, nous avons tous cru ce que disait Yekuno lorsqu’il affirmait avoir rencontré Gumiprana. Puis, votre fuite, votre disparition, le temps ont semé le doute dans les esprits… Mais Gumiprana arrive, les signes sont là…
-    Je sais, je sais tout ça, l’interrompis-je un peu brutalement, le frigo, le frigo !
-    …et je persiste à croire que vous pourriez être Gumiprana…J’y viens. J’y viens… Au début, le Trident n’était qu’une sorte de club mondain, une franc-maçonnerie provinciale réunie autour d’une banque de sperme pour parler de l’avenir de l’humanité. Pas de massacre, pas de rivalités. Notre pays n’évoque peut-être pour vous que la guerre et les famines, mais saviez-vous que la population s’est multipliée par quatre en quelques années ? Nous étions fascinés par les efforts désespérés, et totalement infructueux, de l’Etat pour enrayer cette croissance. Ce que le monde entier prend pour de l’incurie nous semble une action concertée pour réduire le nombre des habitants. Déplacement de paysans, guerres absurdes, détournement … D’ailleurs l’Ethiopie n’est pas le seul pays où l’on peut observer ces choses. Le phénomène est général. Un stratège aussi génial que Mao Zedong aurait-il orchestré le Grand Bond en avant si son but véritable avait été le bien-être de son peuple ? Quant à vos guerres mondiales, à certaines épidémies et aux innombrables massacres plus ou moins téléguidés qui se sont succédés depuis… tout cela suggère des rivalités secrètes, des plans, des groupes occultes. De mondaine et confidentielle, notre société se fit populaire et secrète et nous nous fîmes les zélateurs d’un monde encore à révéler. Nos intellectuels montèrent une véritable université chargée de récolter des renseignements sur ce que nous pressentions. La lumière se fit de plus en plus éclatantes. Toutes les catastrophes inexpliquées, toutes les erreurs qui n’auraient jamais dû se commettre, tous les éléphants qui n’accouchèrent que de souris, tout cela fut archivé, interprété, arrangé dans un système imparable… sous les railleries d’autres membres, d’esprits forts comme Dalla…
-    Dalla ? Je croyais qu’elle n’avait jamais fait partie du Trident ?
-    Ce n’était pas encore le Trident… Méfiez-vous de Dalla. C’est une vraie peste. C’est avec elle qu’ont forniqué les rois de la Terre : ça l’a rendue méprisante et cruelle… Mais où en étais-je ? Dalla… Le frigo… Non… Ah ! Bien sûr ! C’est alors que Yekuno rencontra Abba Frumentius, enfin celui qui se fait appeler Abba Frumentius. Yekuno faisait de nombreuses retraites dans les monastères du Nord de l’Ethiopie – on dit qu’il y en aurait dix-sept mille – et c’est là qu’ils se sont rencontrés. Frumentius est le supérieur du monastère du Trident. Un drôle de type. Mon Dieu ! Je dois dire que je ne l’ai jamais aimé. Ils ont longuement parlé de nos recherches et du monde que nous préparions. Au bout de quelques visites, Frumentius nous montra la copie d’un vieux livre caché dans son monastère depuis des siècles. Une Apocalypse en guèze que nous avons eu beaucoup de mal à comprendre au début, mais qui confirma toutes nos craintes et tous nos espoirs. L’Apocalypse de saint Stéphane, c’est son nom, promet un mélange de déluge et de Sodome et Gomorrhe. Elle promet surtout l’arrivée de Gumiprana et l’avènement d’une nouvelle ère de bonheur et de prospérité fondée sur des élus. Rien de bien nouveau, mais l’absence de transcendance, l’oubli du Royaume des Cieux a fait classer ce texte parmi les livres interdits. Il n’était jamais sorti du monastère et seuls quelques prêtres curieux l’avaient lu, tentant parfois de justifier ses bizarreries théologiques par une interprétation symbolique du monophysisme… Enfin, la coïncidence de ce texte avec ce que nous avions commencé d’élaborer montrait définitivement la voie. Pour nous, la moisson de la terre était mûre.
-    Les massacres ?
-    Nous n’étions que les instruments destinés à préparer le Royaume.
-    Des assassins oui !
-    Yekuno m’a dit que vous ne compreniez pas encore notre action. Mais pensez aux millions de morts causées par les démocraties pour…
-    Ca va, ça va, la suite !
-    Frumentius prenait de plus en plus de place. Le nom de son monastère a été adopté par notre organisation. Nous sommes devenus le Trident. L’Apocalypse de saint Stéphane demandait de préparer une arche pour le retour de l’eau et du feu. Le frigo devint l’arche et les adeptes devinrent l’eau et le feu. Lorsque les premières éliminations ont commencé, plus personne n’aurait osé contredire Frumentius. Je fus confiné dans mon rôle de gestionnaire du frigo, l’Arche, si vous préférez. Cela se passait l’an dernier, juste avant que vous n’arriviez. Pendant quelques semaines les massacres furent plus nombreux que jamais – entre parenthèses, cela raviva mes doutes : j’avais cru que les « éliminations » et leur rythme correspondaient au chiffre secret de l’algorithme… mais mon entendement était peut-être troublé, on ne me disait pas tout… Puis Yekuno partit pour Paris et, malgré le cloisonnement mis en place,  Frumentius semblait réussir à mettre ses hommes partout. Au retour de Yekuno…
-    Vous êtes sûr d’arriver au frigo ?
-    Ne vous moquez pas de moi. Tout ce que je vous raconte est indissociable… par moi… mais peut-être que… Bref. Je me souviens de retour de Yekuno comme si c’était hier. Il n’était plus pareil. Bien entendu c’est Frumentius et lui qui sont responsables de tout ce qui s’est passé, mais je suis sûr qu’à la fin, Yekuno doutait. Au cours des derniers jours qu’il a passé dans ma maison, je me suis dit que j’avais vécu quinze ans dans l’ombre de quelqu’un que je ne connaissais pas. Il lisait la Bible des heures entières et n’en sortait que pour parler de théologie. Ça a toujours été notre passion commune. Au bout de trois jours, il est parti pour le monastère de Frumentius et je ne l’ai plus jamais revu. Personne ne m’a parlé de sa mort, mais je sais qu’il s’est fait décapiter en public pendant que Frumentius exhortait ses disciples à vomir ceux qui usurpent le titre d’apôtre. A cette époque, j’étais persuadé qu’il ne me restait plus très longtemps à vivre. Mais j’ai continué mon travail au frigo sans encombre, les livraisons m’arrivaient régulièrement et je me suis résigné, un peu honteux, mais soulagé.
-    Vous n’avez même pas essayé de vous enfuir, de monnayer votre collection ?
-    Pour quoi faire ? J’étais… je suis encore certain que le Trident, malgré certaines erreurs, est dans le bon chemin… On se méfie de moi, mais c’est la règle générale que nous avons nous-mêmes mise en place. Depuis une année, toutes les livraisons sont codées, je n’ai plus qu’un chiffre à mettre en face des paillettes.
-    Et vous en avez beaucoup ?
-    Nous avions 8500 tubes environ… Eh oui, je comprends votre étonnement,  le Trident est beaucoup plus puissant que vous le pensez.
-    Alors, que s’est-il passé pour que vous vous cachiez ainsi ?
-    Il y a trois semaines, le frigo a été attaqué. Depuis des mois je faisais mon travail sans penser à rien malgré la terreur que faisait régner Frumentius. Mais quand j’ai vu le frigo saccagé, vide, les gardes morts, j’ai compris que je serai le prochain sur la liste et je me suis enfui. Personne n’aurait jamais cru que j’avais découvert la catastrophe après une promenade en ville…
-    Je veux bien vous croire si vous me fournissez un coupable.
-    Tout ce que je sais c’est qu’on me cherche pour me tuer. Pour le reste, les tubes se sont envolés sans laisser d’adresse. La semence des hommes les plus puissants de la planète, de quoi recommencer un monde nouveau…
-    Cessez donc de dire des âneries !
-    Ceux qui se sont emparé du stock n’étaient pas aussi sceptiques que vous. Ils ont bien fait les choses : deux camions frigorifiques et des bombes incendiaires pour tout effacer après leur visite !
-    Tiens ! Je croyais que vous étiez arrivé après la bataille…
-    Ils n’ont pas massacré tout le quartier vous savez !
-    Bon ! Pourquoi m’avez-vous emmené jusqu’ici ?
-    La semaine prochaine, Frumentius réunit un concile du Trident dans son monastère. Les chefs des vingt-deux régions seront là. Je veux que vous m’accompagniez là-bas.
-    Qu’espérez-vous ? Vous me dites vous-même ne plus croire à leur action !
-    Je n’ai jamais dit ça ! De toutes façons, je n’ai pas le choix. Je dois en passer par-là. Avec vous, j’aurai la vie sauve.

Deux jours plus tard, une suite de bus déglingués nous fit traverser l’est de l’Ethiopie. Nous n’étions pas au cœur de la misère et pourtant, les seuls représentants de l’espèce humaine n’étaient ici que de misérables légataires d’un passé trop lourd. Des collines herbeuses succédèrent aux étendues arides. Les babouins semblaient les seuls maîtres de ces hauts plateaux pour lesquels les hommes s’étaient tant battus et j’avais du mal à croire que, quelques décennies plus tôt, ce pays avait pu faire penser à Alice au pays des merveilles.
Nous arrivions près de la vallée du Rift, cette blessure qui court tout au long de l’Afrique et dont l’homme serait issu.
-    C’est ici que nos premiers ancêtres chassaient la crevette, hasarda Belesse sans parvenir à m’arracher de la rêverie qui s’était emparé de moi.
Influencé peut-être par tous les textes et paroles dévolus à cet endroit, je sentais ici l’origine d’une des pelotes que je m’efforçais confusément de débrouiller depuis une année. Les Ethiopiens pensaient leur pays comme une correspondance africaine de la Terre Sainte et voyaient dans une de leurs rivières la résurgence du Jourdain dont les eaux baptismales garantiraient le paradis à ceux qui verraient sur ses berges le début du Jugement Dernier. La source de cette rivière est entourée d’innombrables tombes anciennes et modernes.
-     Parlez-moi de Yekuno, dis-je à mon compagnon.
-    Que voulez-vous que je vous dise ? me répondit-il. Ce fut mon ami pendant quinze ans, je l’ai laissé mourir seul et j’ai continué de travailler pour ses assassins... comme vous dites.
-    Vous avez dû faire cette route ensemble plusieurs fois, de quoi parliez-vous pendant ce long voyage ?
-    Il était souvent très sombre en venant ici. La misère, les souffrances et les famines l’affectaient profondément. C’est pour cela qu’il poursuivait son action…
-    Il était peut-être triste de constater que la sécheresse faisait un meilleur score que le Trident.
-    Mmm… Il y a quelque chose dont je ne vous ai pas encore parlé. Frumentius est possédé. Son zar principal est Abba Moras.
-    Zar ?
-    Je vois que vous ne connaissez vraiment rien à notre pays. Eve eut trente enfants. Mais, pour ne pas être accusée de luxure, elle cacha les quinze plus beaux du regard de Dieu. Furieux, Dieu ordonna qu’ils restent cachés pour l’éternité. Ce sont nos démons, ceux qui nous possèdent et qui bien souvent décident de nos actes.
-    Et qui est Abba Moras ?
-    Un zar très puissant, assoiffé de sang. Au monastère, il ne se passe pas de semaine qu’un mouton ne lui soit sacrifié.
Haïlé Belesse m’expliqua quelques autres particularités du culte des démons zar. Puis il revint aux recherches historiques du Trident. Mon humanisme, même ironique, le consternait et c’est peut-être pour cela qu’il tenta de m’expliquer un peu mieux les curieuses intuitions de Yekuno Salama. Robespierre, me dit-il, couchait avec une prophétesse persuadée que la population mondiale devait être réduite à cent mille individus, « un chiffre ridicule ». Ensuite ce fut 93, les guerres napoléoniennes et tout l’effort de ceux qui avaient fondé les Droits de l’Homme aboutit aux guerres mondiales « Hitler, Staline, Mao, c’est clair non ? ». Enfin, la bombe ! Je ne comprenais toujours pas pourquoi ces massacres aboutissaient à multiplier la population par dix. « La médecine ! » Voilà pourquoi le Trident s’acquittait si bien de la mission de détruire Biosoft.
-    Chaque pharmacie détruite élimine plus de nuisibles que nous ne pourrions le faire à la main. Certains méprisent ces méthodes, mais je trouve vos instructions limpides.
J’étais abasourdi. Les ordres donnés à Pierre n’avaient abouti qu’à renforcer mes adeptes dans leurs fureurs assassines. M’étais exprimé clairement ? Pourquoi Pierre n’avait-il pas remplacé les pharmacies détruites par nos médicaments ?
 
La personnalité de Frumentius était mise en valeur par l’écrin qui la renfermait. Son monastère de terre rouge ressemblait à un palais indien dont les créneaux s’enchevêtraient aux arcades décoratives, aux passages secrets et aux fenêtres ouvragées. Contrairement à ce qu’avait prédit Haïlé Belesse, je n’eus pas l’impression d’une place forte mais plutôt d’un palais de fantaisie, d’une chimère. Dès notre arrivée, un jeune garçon nous conduisit chez le maître pour une cérémonie du café.
Je pensais voir un anachorète médiéval penché sur une canne de prière, avec pour seule touche moderne de fines lunettes à monture d’acier, un chasse-mouches peut-être, et je rencontrai l’archétype outré du post-moderne prosélyte, un vieillard d’une affabilité que les récits d’Haïlé Belesse rendaient inquiétante. En moins d’une décade, Frumentius était arrivé de la Reine de Saba jusqu’aux confins disparates du village mondial et, comme aux plongeurs trop pressés, la vitesse avait laissé des traces sur son visage. Le reste était poli. Dans ses vêtements, le sacerdoce ne s’exprimait plus que par allusions, mais la finesse des matériaux et la qualité de la coupe témoignaient avec force de son rang.
-    Yekuno Salama nous a beaucoup parlé de vous… vous comprenez notre langue n’est ce pas ?
-    Je me débrouille. Mais cela n’est pas encore bien fameux… Dois-je vous appeler père ?
Frumentius eut un geste équivoque.
-    Ici, on m’appelle Abba Frumentius. Abba. Vous avez fait bon voyage ?
-    Je vous remercie. Dites-moi plutôt ce qui est arrivé à notre ami Yekuno.
-    C’est terrible, mais il y a des sujets avec lesquels il n’est pas permis de plaisanter. Mon zar était mécontent qu’il pût affirmer la mort de Gumiprana.
-    Et c’est Abba Moras qui l’a frappé ?
-    Je suis chevauché par quelques démons puissants, …
-    …et vous n’êtes donc pas responsable de sa mort ?
-    Je suis le cheval du zar ! Il est plus puissant que moi, mais je le sers avec dévotion. Tout cela est de l’histoire ancienne ! Parlez-moi plutôt de vous ! Cette absence inexpliquée… Vous avez causé bien des troubles ici.
-    J’ai mes démons, moi aussi.
-    Mmm… Et Belesse que nous avions cru mort. Quel bonheur de vous revoir en vie. Que s’est-il passé ?
-    Je me suis caché, répondit Haïlé Belesse mal à l’aise. Je n’ai compris ma mission qu’en rencontrant Gumiprana.
-    Vous avez bien agi. C’est l’avenir qui compte ! Qu’importe le frigo et tous ses fantômes ! Quand le Royaume sera fondé, nous nous souviendrons de tout cela comme de l’idolâtrie. Il faut nous libérer du poids des spectres. En vérité, je vous le dis, les temps sont là !
Les yeux de Frumentius se tournaient vers l’intérieur et sa posture générale se relâchait. Coupant court à ce début de transe, je lui posai la question qui me brûlait les lèvres.
-    Abba Frumentius ! Pourquoi tant des nôtres sont-ils morts ces derniers jours ?
-    Les temps sont là, dit-il toujours en prise à son délire intérieur.
-    Combien devront encore mourir pour que s’accomplisse le Royaume ?
-    Les adeptes supportent mal d’être confondus avec de lâches assassins. Cette fois ce sont eux qui montrent le chemin. D’ailleurs ils ne supportent plus d’attendre. Ils veulent savoir !
-    Quelle connaissance réserve la mort ? dis-je énervé tandis que je sentais Haïlé Belesse se décomposer à mes côtés.
-    Il ne sont pas tous morts ! A certains, le Royaume s’est refusé pour qu’ils puissent continuer à servir. Quant aux autres, qui prétend connaître leur sort ? Qui parle de mort ? Ils vivent en nous.
-    Le Jugement n’est pas encore commencé, répliquai-je. Il était de leur devoir à tous de continuer à servir.
-    Demain, le Concile parlera de tout cela.
-    Et pour tous ces morts, d’où vient la décision ? D’où vient le poison ?
-    Le fer, le feu, l’eau, la terre, les adeptes se sont soumis d’eux-mêmes à l’élément qu’ils jugeaient préférable. Peu importe la méthode ! Le peuple de Gumiprana est un. Le sang versé scelle cette unité. Mais excusez-moi, il faut que je prépare le concile de demain. Je vais vous faire montrer vos chambres.
Le jeune garçon qui nous avait menés chez Frumentius nous conduisit dans une annexe où des cellules toutes pareilles s’ouvraient sur de longs couloirs nus. Avant de nous laisser, il nous indiqua les commodités et promit de nous apporter notre repas avant la tombée de la nuit. Seul avec Belesse, je vis à quel point son inquiétude l’avait décomposé.
-    Il va nous tuer ! Je l’ai senti ! Il n’a pas reconnu votre rang. Nous sommes en danger.
-    Calmez-vous. S’il avait voulu nous tuer…
-    Ne vous laisser pas tromper. J’ai déjà vu tant de nos compagnons mourir entre ses mains. Le concile sera l’occasion d’organiser notre jugement.
-    Une ordalie ?
-    Oui, mais je crains que Dieu nous ait abandonnés.

Le lendemain matin, je fus réveillé de bonne heure par le petit serviteur chargé d’un grand pot de thé fumant et des inévitables galettes spongieuses de l’Est africain. Le concile commençait un quart d’heure plus tard. En avalant le petit déjeuner, je sentis confusément que quelque chose avait changé depuis la veille. Les milles petits bruits du monastère ne résonnaient plus pareil sur les murailles qui nous entouraient et tout baignait maintenant dans un ronflement sourd. Belesse, qui n’était pas de la fête, vint me saluer en silence. Il était toujours vert de trouille et, dans un moment de panique, il se jeta par terre pour m’embrasser les pieds. Lorsqu’on vint me chercher, je n’en menais plus très large moi non plus.
En arrivant dans la cour intérieure, j’élucidai le premier mystère du jour en voyant un sol noir de monde. Des centaines de fidèles arrivés pendant la nuit s’étaient s’assis contre l’église qui déciderait de leur sort. Le ronflement que j’avais perçu n’était que le souffle de cette foule immobile et muette. Il n’y avait là que des hommes, sans d’armes et sans bagage, enroulés dans des châles de couleur sable. On aurait pu penser à des prisonniers, mais la croix qui dominait toujours le clocher évoquait plutôt des croisés prêts à recevoir avec la même ferveur l’ordre de tuer ou celui de se faire tuer. Ce calme tendu visualisait l’unité dont avait parlé Frumentius.
Sans qu’aucun regard ne se relève, nous traversâmes la foule pour entrer dans l’église. Je me sentis porté par la ferveur muette de ces hommes accroupis dans la cour. Le doute et l’inquiétude avaient disparu de moi. Ils me retenaient et me poussaient à la fois vers le fond de la cour, vers l’accomplissement de ce qui s’était inscrit en moi dans l’île de Xanour.
L’église était plus vaste que sa façade ne le laissait supposer et la salle du chapitre se trouvait si loin du portail qu’on n’y entendait presque plus le souffle de la cour. Une demi pénombre baignait. la salle de briques rouges dans laquelle une vingtaine de dignitaires s’étaient assis autour de Frumentius. Hormis la porte, les seules ouvertures étaient la rangée de claires-voies situées à quatre mètres du sol.   Au centre de l’assemblée, une lance, un brasero rempli de braises et une vasque pleine d’eau.
-    Il va falloir nous résoudre à commencer sans le docteur Barthélemy, dit Frumentius, comme pour m’accueillir.
Son sourire augurait des raffinements qu’il me destinait. Je regrettais maintenant de m’être fourré dans la gueule du loup et cherchais quelle ressource je pourrais tirer de moi pour éviter d’avoir à subir l’ordalie mijotée par Frumentius. Comment leur prouver que j’étais le plus fort ? Dans quel espoir Belesse m’avait-il emmené ici ? En me posant toutes ces questions j’écoutais d’une oreille distraite ce qui se disait dans la salle et je compris que l’échéance n’était pas encore venue. Frumentius était un artiste et son concile se déroulerait selon tous les rituels requis. Personne n’aurait rien à redire. Chacun des participants fut invité à délivrer un message sur l’état de sa province. En les regardant, je constatais qu’ils n’étaient pas beaucoup plus rassurés que moi. En réalité, on commençait à sentir l’adrénaline à plein nez.
A la fin des discours, alors que Frumentius s’apprêtait à reprendre la parole, je me levai pour prononcer à mon tour un message que personne ne me demandait. Un frisson parcourut la salle. « Les temps sont là ! Gumiprana est parmi vous ! » Tous parlaient de Gumiprana à la troisième personne. Personne ne m’avait contesté ce nom, mais personne non plus ne me gratifiait clairement de la déférence que j’avais reçue de Belesse et de Yekuno. Heureusement, je sentait la dévotion de la foule massée dans la cour.
Frumentius semblait toujours aussi calme, mais les autres se tortillaient sur leur banquette. Je parlais longuement de la déchéance et de la corruption. « Un jour, on rendra grâce à l’Ethiopie d’avoir été le lieu de la renaissance ». J’improvisais allègrement sur le monde meilleur qui s’offrait à nous, sur la justice et sur l’amour, mais je sentais mon auditoire placide. « La Terre attend votre message de bonheur et ce sont les morts qui vous donneront le pouvoir d’accomplir cette œuvre. Ils sont tellement plus nombreux que les vivants ! C’est par le chiffre parfait que vous entrerez en possession de la force des spectres ».
Pendant mes explications, Frumentius quitta sa place et fit lentement le tour de la salle. Puis, il s’approcha du brasero, vissa ses yeux sur les miens et, le plus calmement du monde, il plongea les deux avant-bras dans les braises. Au bout d’un moment qui me parut une éternité, il retourna s’asseoir. Au même instant, le soleil surgit de derrière les montagnes pour illuminer au travers des claires-voies les instruments posés devant nous.
J’attendais un mouvement, un cri, une odeur, mais non, rien, personne ne fit mine d’autre chose que d’écouter la fin de mon discours. Je me rassis à mon tour. Un silence pesant s’installa sur l’assemblée. Je cherchais à me fondre dans la masse apeurée des dignitaires. Alors, Frumentius se releva, refit un tour de salle et se dénuda le torse. Au regard de l’âge qu’il paraissait avoir, son corps était étonnamment athlétique. Je me demandais par quelles macérations le vieux sorcier réussissait à se dérober au cours immuable de la vie. Les autres étaient résignés, saisi de stupeur, comme s’ils savaient à quelle sauce ils allaient être mangés. En moi l’exaspération se mêlait alors à la pitié pour tous les ethnologues qui nous parlent parfois de ces phénomènes au dessert sans jamais rien en écrire, préférant consacrer leurs pavés aux techniques textiles ou aux rites matrimoniaux. Puis je me dis que Frumentius n’était pas le seul phénomène de la salle et je m’approchai de lui.
Il avait saisi la lance pour en appuyer la pointe contre son ventre. L’arme coincée par le sol le transperça de part en part sans qu’il ne manifeste la moindre douleur. Pas une goutte de sang ne jaillit de sa blessure qui m’évoquait plus une image pornographique qu’une estocade. Comme au cirque, il leva les bras au ciel et tourna sur lui-même pour faire admirer son numéro. Lorsqu’il me fit face, je me mis en résonance avec lui, fixai mes yeux dans les siens et plongeai mes bras dans les braises. Après tout, ce n’était pas plus difficile que de parler le guèze. J’avais fait le vide dans mon esprit et recevais en héritage les fruits d’une ascèse millénaire. Mais soudain, je sentis le doute s’insinuer en Frumentius et mes bras se mirent à cuire. Le plus lentement possible, je les retirai du brasero pendant qu’une goutte de sang perlait sur l’abdomen vigoureux de Frumentius. Il retourna vers son siège avec un rictus énigmatique sur les lèvres. Deux hommes se levèrent pour l’aider à retirer la lance et l’on appliqua un cataplasme sur ses plaies.
Sans qu’un mot ne soit prononcé, la lance me fut tendue. On peut retirer du feu une main qui commence à brûler, mais s’arracher du corps une lame qui vous transperce est un peu plus délicat. Sachant que l’hésitation serait la pire de chose, je retournai la lance contre mon ventre et relevai bravement la tête. Frumentius s’était assis, l’air opaque, le regard baissé. Mon adversaire n’était pas né de la dernière pluie, il avait compris et je cherchais vainement un appui. Comme certains bateleurs, je tentais par quelques gesticulations de prolonger mon numéro.  Mais mes spectateurs restaient de marbre. La peur s’instillait en moi lorsqu’un bêlement retentit à l’entrée de la pièce.
Pierre Barthélemy se tenait sur le pas de la porte et tenait en ses bras une chèvre blanche complètement trempée.
-    Abba Moras me réclame un sacrifice, cria-t-il.
Le regard Frumentius brilla d’une fureur blanche, mais il fit le geste de procéder. Tout petit dans l’ample drapé de son costume local, Pierre me faisait l’effet d’un clown. Un clown triste mais efficace, sans une once d’hésitation malgré l’embarras que pouvait représenter une chèvre sur les bras. Quelque chose disait qu’il jouait un rôle bien appris dans un drame sans surprise reproductible à volonté. Tout au soulagement que m’accordait ce répit, je ne boudai pas mon plaisir et m’assis au premier rang pour assister au sacrifice.
-    Peuple impie, vociférait Pierre, vous demandez des signes ! Mais Gumiprana n’est pas un magicien.
Sous l’empire d’un pressentiment mystérieux, la chèvre tremblait de tout son être. Pierre la posa par terre et sortit un scalpel des plis de son vêtement. Il incisa longitudinalement le cou de l’animal et la jatte approchée par son assistant s’emplit à gros bouillons. Le premier, Pierre y porta les lèvres pendant que la chèvre expirait en fouettant l’air de ses sabots. On tendit ensuite la jatte à Frumentius et à tous les participants du concile. Seuls les aides amenés par Pierre furent exclus de ce privilège. J’eus le petit haut-le-corps habituel que me procure toute débauche d’hémoglobine mais je me raisonnai par le souvenir de ce contre quoi j’avais troqué cette lampée.
Pendant que la jatte circulait, Pierre et ses assistants dépeçaient la chèvre pour le banquet rituel qui suit tous les sacrifices. Après avoir déposé les viscères dans des assiettes de terre, il détacha le péritoine de la paroi abdominale et s’en coiffa comme d’un foulard de pirate. Extrait de main de maître, ce singulier couvre-chef n’était souillé d’aucun sang. Sur la tonsure de Pierre, il suggérait une capote chargée de le protéger des décharges d’irrationnel orchestrées par Frumentius. J’appris plus tard que cet usage du péritoine était tout à fait conforme aux rites, mais l’aspect de Pierre à cet instant m’empêche tout d’abord de prendre la scène au sérieux.
Il se met à arpenter nerveusement la salle et, après maints borborygmes surprenants, invoque les zars par leurs noms. Il les appelle comme des enfants turbulents, sans aucune tendresse. Déclamés, puis hurlés, ses appels ont pour effet de déclencher des mouvements de transes chez certains assistants. Des cris inouïs ponctuent une danse frénétique et saccadée. Des habits sont déchirés.
 Les yeux de Frumentius chavirent et de petits tremblements commencent à parcourir son corps. En quelques minutes, toute la salle ou presque délire. Des spectateurs arrivent depuis l’église et s’assoient à même le sol, près de l’entrée. Plusieurs convulsionnaires se tordent déjà par terre, l’écume aux lèvres. Dans la salle, personne n’esquisse le moindre geste pour mettre des bâtons entre les dents des possédés qui menacent de se sectionner la langue.
Pierre vient théâtralement s’agenouiller devant moi : « Les temps sont là, Gumiprana ! Décide de ceux qui te serviront ici-bas ! Cette noble assemblée s’est réunie pour que tu y choisisses les tiens. » A mon regard interrogatif, il répond d’un geste de connivence m’invitant à ne rien faire. Je me contente donc de parcourir comme lui la salle au milieu de cris et de gémissements de plus en plus désordonnées. Certains arrachent maintenant leurs vêtements tandis que d’autres restent hébétés aux portes de l’inconscience. Bientôt, il n’est plus possible d’hésiter. Nous sommes passés de la comédie de genre au film d’horreur.
La salle baigne dans un clair-obscur propice au pittoresque. Sur les peaux noires, le sang peut dans l’obscurité se confondre avec de la sueur, mais lorsqu’un gros dignitaire du Trident vient au pied du brasero rouler dans un rayon de soleil, c’était bien du sang qui s’échappe de la commissure de ses lèvres. En se retournant il met à la lumière une oreille qui dégoutte d’un liquide douteux et décomposé. Il se porte les mains à la tête puis au ventre, et barbouille de sang ses vêtements. Il se raidit plusieurs fois pour atteindre dans le vide une cible hors de sa portée. Lors d’une dernière tentative qui ne laisse à terre que son occiput et ses talons, il produit un grincement de dents qui fait taire les cris de ses compagnons. Puis il retombe dans les liquides nauséabonds de son corps, mort.
En relevant les yeux sur la salle, je trouve soudain suspects tous les reflets humides qui luisent dans la pénombre et je comprends que la faucheuse a bien avancé son ouvrage. Pierre continue de vociférer, parlant de jugement, de bataillons célestes, de mondes meilleurs, « la formule parfaite des adeptes assurera l’unité de tous les hommes ». Je reconnais les leitmotive du Trident mais je vois maintenant que Pierre récite une leçon, joue la comédie pour éloigner le danger dans lequel je me suis moi-même plongé. A l’autre bout de la salle, Frumentius aussi délire, de moins en moins maître de ses gestes. Lorsqu’il voit la mort ravager ses lieutenants, il lance un regard terrible et s’avance pour ramasser la lance. Ses gestes mal assurés, il est comme un infirme, un pantin grotesque. Tournant une tête qui ne lui répond plus, il me découvre près de Pierre. Il tente un sursaut pour armer son bras mais il titube tellement qu’il trébuche sur le cadavre du gros homme à ses pieds. Son épaule heurte le bord du brasero qui se retourne sous le choc. En s’affalant sur la terre battue, Frumentius est suivi de peu par une pluie de braises et ses vêtements s’enflamment après avoir rougeoyé quelques instants où tout semble encore possible.
Au premier cri du maître, c’est la curée. Ceux qui le peuvent encore s’approchent en espérant chacun lui porter le coup de grâce. Mais ils sont tellement mal en point qu’ils ne pèsent pas bien lourd dans la balance. Ils s’appuient les uns sur les autres pour essayer de donner des coups de pieds dans les parties du maître qui ne sont pas encore la proie des flammes, crachent des jets de salive noirâtre et repoussent vers lui les braises qui se sont éparpillées dans la chute du brasero. L’odeur sinistre du barbecue se répand dans la salle.
Pierre retire le péritoine de sa tête et s’approche du coin de la salle où je me suis réfugié.
-    Il y aura peut-être des métastases, dit-il, mais nous avons traité tout ce qui pouvait l’être.
-    Comment as-tu fait ?
-    CIVD.
-    Quoi ?
-    Coagulation intravasculaire disséminée avec collapsus provoqué par le sang de la chèvre. De quoi angoisser tout urgentiste.
-    Mais nous avons bu de ce sang !
-    Tu oublies que tu m’as fourni l’antidote !
-    Tu oublies que ça ne marche pas toujours. D’ailleurs les dirigeant de Biosoft ne l’ont pas testé sur eux…
-    Je n’avais pas le choix. Et puis, en cas de problème, tu étais là.
-    Et… méritaient-ils tous de mourir ? dis-je en regardant expirer les derniers participants du concile. Pierre hausse les épaules :
-    Pas le choix. Dieu reconnaîtra les siens. Viens, il faut saluer tes fidèles.

Le petit groupe de spectateurs s’était mis à genoux, les yeux baissés. Je passai près du cadavre à demi calciné de Frumentius auquel plus personne ne prêtait attention. Les tortionnaires de la onzième heure ne lui avaient pas survécu très longtemps et gisaient à ses côtés, dans des postures de démons moyenâgeux. J’eus un pincement de cœur en quittant celui par qui mon nom était arrivé. Encore une piste fermée pour toujours. La chair ne sert vraiment de rien.
L’air était irrespirable et les nez bouchés, nous traversâmes l’église sans un mot. Dans la cour inondée de silence, la foule attendait à genoux, résignée. Voyant que je ne dirais rien, Pierre monta sur un des bancs maçonnés dans la façade de l’église :
-    Les temps sont là. Gumiprana est parmi nous. Il a châtié les faux prophètes et vous demande de porter cette bonne nouvelle à tous les nôtres. Bientôt des ordres vous parviendront. Allez en paix.
La cour se vida sans heurt, comme pour une chorégraphie bien réglée. Il ne restait plus autour de nous que les assistants de Pierre et Haïlé Belesse qui nous avait rejoint pour sangloter inlassablement : « Mes prières ont été entendues, mes prières ont été entendues ».
Pierre m’entraîna dans les appartements de Frumentius.
-    Le Trident s’est organisé sur six pays. Vu sa structure clandestine, il n’est pas facile de compter nos fidèles, mais j’estime qu’il nous reste au moins quatre cent mille membres. Même à un dollar de cotisation par semaine, ça devrait nous aider à financer la lutte contre Biosoft. Mais ne t’y trompes pas. Il y avait là des avocats, des médecins, des hommes d’affaires, des politiques. Ceux-là donneront plus. J’ai calculé que…
-    C’est là que nous allons habiter ?
-    Tout cela t’appartient ! La caverne du sorcier ! Ah ! Ah ! Ah !
J’entendais Pierre rire pour la première fois. Il ne devait pas en avoir l’habitude, car cela sonnait faux. Au fond il devait être aussi gêné que moi de pénétrer dans l’intimité de l’ancêtre à peine refroidi, de voir sa paillasse crasseuse, ses grigris dérisoires, son bric à brac d’un autre âge. J’essayai de savoir où se trouvait l’Apocalypse de saint Stéphane. Pierre se souvenait à peine de son existence et s’étonnait que je puisse m’y intéresser. Le livre semblait s’être envolé.
De Frumentius, il ne restait qu’une garde-robe dans une surprenante salle de bains de marbre vert au fond d’un couloir. Tout le reste tombait en poussière. Les seuls livres de l’appartement provenaient des Editions Etrangères de Moscou. Ils dataient des années 1960 et se partageaient l’étagère avec quelques revues pornographiques des mêmes années.
-    Je vais demander qu’on brûle tout ça, reprit Pierre. Il vaut mieux faire place nette, on ne sait jamais. Le vieux a trop brouillé les cartes pour que nous nous sentions en sécurité.
-    Tu n’y as donc jamais cru ? demandai-je.
-    Ce n’était pas lui, le Trident, répondit Pierre avec une moue pensive. Le Trident, c’était Yekuno. Frumentius l’a tué pour devenir le chef, mais il n’a jamais accepté les idéaux du Trident. La preuve, il ne t’a jamais accepté. Il ne comprenait pas non plus l’importance du frigo.
-    Pierre, qu’as-tu fait de mon sang ? Pourquoi ne distribuons-nous pas de médicament.
-    Tout cela ne se fait pas en un jour. J’y travaille. Mais ton temps et le mien ne sont  pas les mêmes.

Les jours suivants furent employés à regagner Djibouti par des chemins détournés. Hiérarchiquement, nous étions les maîtres du Trident, mais Pierre se méfiait de tous et rétablissait partout le cloisonnement initial de la secte. Il appelait cela « le principe de précaution ». Ce n’était pas un compagnon très drôle. Ses journées s’encombraient de petits rituels maniaques et de tentatives dérisoires pour soumettre à la raison tout l’arc-en-ciel du réel. Bref, c’était le constipé type. En revanche, il jouissait de grandes capacités d’organisation et je me reprochais déjà ma sévérité du premier jour. Depuis Kyoto, il s’était procuré l’argent pour racheter Vidalux et avait ourdi contre Biosoft les fils d’un piège implacable. En quelques coups de téléphone, il vérifia l’étendue de son nouveau pouvoir en déclenchant de nouvelles attaques. Nous n’étions pas encore à Djibouti que les dépôts de Biosoft flambaient dans l’Afrique entière et que nos équipes ouvraient à Vidalux les chemins de la conquête.
Haïlé Belesse nous servait de factotum dans tous les endroits où nous préférions rester discrets. Sa religiosité bigote faisait un agréable contrepoint au zèle desséché de Pierre. Pourtant, il n’en restait pas moins un scientifique et nous avions de longs débats sur l’avenir de l’humanité vers lequel, d’une manière ou d’une autre, tendaient nos efforts à tous trois. Belesse se montrait extrêmement lucide et pointu sur tous les méfaits de Biosoft mais alors que Pierre s’en tenait sur ces sujets au bon sens qui devrait triompher partout, Belesse répétait sans cesse : « Ils brouillent les messages ». Que je semble approuver Belesse rendait Pierre taciturne et j’esquivais le problème en me disant que l’harmonie régnait. A partir d’une certaine complexité, le langage génère de lui-même des différences qui n’existent peut-être pas dans les cœurs. Sans que les choses ne soient dites ainsi, je compris que j’étais pour Pierre un mutant mais que Belesse me tenait plutôt pour un ange dont le message n’avait pas encore été délivré.
Le paysage nous écrasait. Ici, plus qu’ailleurs, le voisinage de l’éternel éclairait les termes de la double trahison qui se propose à nous. Nier la vie pour affirmer la présence de l’au-delà, ou renoncer à Dieu pour organiser notre existence ici-bas. Un soir, je parlai de Xanour.