Xanour au petit matin. Afin de préserver plus longtemps nos chances de passer inaperçus, j’avais insisté pour que la dernière approche se fît sans l’aide du moteur. L’île avait été contournée de loin et nous nous approchions de la crique où s’était déroulé l’essentiel de mon premier séjour. Le crépuscule faisait émerger le paysage de l’ombre et je sentais remonter en moi les événements mystérieux qui conduisirent à notre fuite. Je voyais déjà le squelette blanchi de Jean-Baptiste gisant près du matériel abandonné, les casseroles, le réchaud, les bonbonnes d’oxygène.
Pendant des mois, j’avais tenté d’oublier Xanour. Mais petit à petit son souvenir était revenu m’habiter plus fort que tous les autres et je réalisai qu’il ne m’avait jamais quitté. Comme dans un rêve d’enfant je revoyais sans cesse les jours que nous y avions passé et j’espérais dépasser cette rumination par l’épreuve du réel. Mais la plage était aussi propre qu’au lendemain d’une marée noire bien gérée.
Les paillettes du sable lissé par la mer reluisaient sous les feux naissants du soleil. L’onde était encore sombre, mais l’émeraude des palmiers portait de-ci de-là les traces fulgurantes de l’astre auquel nous devons la vie. Cette nuit-là, nous avions essuyé de formidables orages tropicaux. Maintenant, l’eau, la lumière et le vent réconciliés jouaient à composer de nouveaux spectacles propres à endormir toute crainte. Nous ancrâmes tout de même le bateau dans l’endroit que nous pensions le moins accessible aux regards et nous nous mîmes à couvert dans la jungle.
Pierre dissimulait mal la perplexité que lui suggéraient mes précautions. Il portait à la ceinture un pistolet de gros calibre et je n’avais pas eu de mal à convaincre Haïlé Belesse d’en faire de même.
-    Suite des réjouissances ? dit Pierre avec une insolence que je ne lui connaissais pas.
-    Je vais plonger, répondis-je, chercher les coquillages. Ensuite, Belesse essaiera de voir ce qu’il peut en tirer sur le bateau pendant que nous partirons à la recherche des restes de Jean-Baptiste…
J’avais à peine achevé ma phrase qu’un bruit sourd se fit entendre et mit un bémol à la mâle audace de mes compagnons. Puis, le bruit se fit rythme et, s’approchant, il devint une de ces rengaines débilitantes que nous impose l’industrie culturelle. Bientôt, le yacht coupable vint mouiller devant nous. Une dizaine d’hommes et de femmes éméchés, ou feignant de l’être, commencèrent à s’égayer dans les eaux de la crique. La constatation que cette musique ne déplaisait pas à mes deux acolytes fit grossir en moi la colère déclenchée par la profanation. Je repris vite mon calme et je m’avançai dans l’eau pour tirer l’affaire au clair. Après quelques frissons, je fus au milieu des fêtards.
-    Salut !
-    Salut ! répondis-je. Tout va bien ?
-    Super !
-    Mon verre est vide !
-    Corinne, au secours, j’ai une crampe !
-    Qu’est-ce que vous faites sur cette île ? lançai-je en négligeant quelques autres remarques du même acabit.
-    Nous ? Mais on travaille ! répondit en éclatant de rire l’homme qui semblait le plus sobre de tous.
-    Vous travaillez ?
-    Ben oui, le colloque !
-    …
-    The Conference !
-    D’ailleurs messieurs dames, nous serions bien inspirés d’aller dessaouler quelques heures si nous voulons être sur pied pour le discours du boss.
-    Ouais, il ne nous pardonnerait pas de rater ça !
La fête et les rires dissous comme par enchantement, le bateau repartit dans le tintamarre qui l’avait annoncé. Lorsqu’il fit demi tour pour quitter la crique, je vis qu’il arborait en poupe le fanion de Biosoft. Une bouffée de fureur me submergea, remontant avec elle toutes les scories de ma triste existence. Elles résonnaient de la froide suffisance de Ludovic, de la frénésie des indigènes et de tous les morts qui jonchaient ma route. Plus je m’éloignais de ce monde et plus je sentais que les espaces de liberté s’y réduisaient dangereusement. Le retour sur l’île n’était pas celui que j’avais imaginé, mais je me dis que nous avions peut-être malgré nous montré le chemin à ces imbéciles en goguette. Il fallait retourner à l’essentiel. Je criai qu’on m’envoie le  masque et le tuba.
La déception fut à la mesure des espérances. La mer était toujours aussi translucide, mais les mystérieux coquillages n’étaient plus là. Les fonds que j’avais connus sous le signe de la surabondance et de la couleur ne renfermaient plus que quatre ou cinq espèces de poissons blancs ou noirs et les coraux étaient de la couleur des grands ensembles qu’on voit d’avion près des aéroports.
Après une demi-heure d’aller-retour infructueux, je remontai sur la plage où Pierre et Belesse patientaient de bonne grâce, allongés sur le sable.
-    Alors ?
-    Rien… C’est incroyable. La mer n’est plus la même…
-    Que comptes-tu faire ?
-    Je veux en avoir le cœur net. Nous allons rendre une petite visite discrète au village indigène.
-    C’était quoi ce bateau Biosoft ?
-    C’est ce que nous allons vérifier au village. Mais ils n’ont pas eu l’air surpris de voir quelqu’un.
-    Par où passe-t-on ?
-    Par la montagne. Le bord de mer me semble un peu trop mal fréquenté.
A cet instant, un avion de ligne nous survola et disparut en virant derrière l’île. Je sentis le scepticisme gagner mes compagnons.
Xanour est une île volcanique dont le mont forme deux éminences séparées par un torrent saisonnier. C’est par ce sillon que notre trio remonta vers le sommet d’où se découvrait le village des indigènes. En priant pour qu’il n’arrive rien de fâcheux au bateau, nous nous enfonçâmes dans un fouillis végétal dégoulinant de moiteur. Bientôt, le sentier se fit plus abrupt. En approchant du col, il fallait se retenir aux branches pour ne pas glisser sur les rochers du torrent quelques mètres en contrebas. Mais, malgré les périls encourus à chaque pas, il était difficile de se sentir en danger tant la forêt, ses oiseaux et ses plantes grasses figuraient bien le milieu protecteur et nourricier qu’un humain sur deux appelle de ses vœux.
-    Encore un petit effort, dis-je, de l’autre côté c’est plus sec.
-    A la bonne heure, répondis Pierre, je craignais de ne pas arriver très présentable à la conférence.
-    Est-ce que tu es connu chez Biosoft ?
-    Impossible. Il ont perdu des dizaines de dépôts sans savoir ce qui leur arrivait et je n’ai jamais participé personnellement aux opérations. Il faudrait qu’ils soient vraiment très forts pour remonter jusqu’à moi.
-    Bon. Tiens, nous arrivons au sommet.
Le spectacle qui s’offrait à nous de l’autre côté de la crête me fit me demander si je n’étais pas victime d’une plaisanterie stupide ou si l’aile de la folie n’était pas en train de me caresser. De ces hauteurs, où j’avais découvert jadis le village indigène en palmes tressées, je voyais maintenant deux marinas adossées aux bâtiments disparates d’un parc d’attraction. On distinguait une réplique de la tour de Pise et la silhouette tarabiscotée d’un château de la Belle au Bois dormant. Au bout de la courte plaine, sur la pointe de l’île, on avait même construit un aéroport et plusieurs grues suggéraient que les travaux continuaient.
-    On y va ! lançai-je pour couper court aux remarques que je sentais venir.
La descente était beaucoup moins abrupte que la montée. On arrivait rapidement dans de grandes terrasses herbeuses parsemées de piquets de repérage. Le village se composait maintenant de groupes de quatre ou cinq bâtiments séparés par des espaces verts ou des manèges. Chaque hameau se caractérisait par une inspiration géographique particulière : toits orientaux, chalets suisses, pignons amstellodamois. Fidélité à l’original, soin du détail et négation de l’essentiel : le parc à thèmes dans toute sa splendeur, toute la vaine et trompeuse sympathie que j’exècre.
Je me félicitai de ce que des analyses de sang sibyllines aient dissuadé mes amis de me prendre aussitôt pour un fou. Cette fidélité m’a probablement sauvé d’une bonne crise de nerf. Assis à quelques dizaines de mètres des premiers bâtiments, je reprenais mon souffle et mes esprits. Cette lèpre pouvait bien être la règle partout ailleurs, elle me paraissait ici plus monstrueuse. Et pourtant, je me demandais sincèrement ce que j’avais offert de plus à mes compagnons.
-    J’ai l’impression que nous arrivons trop tard…  
-    Plus de coquillages, plus de sauvages, répondit Pierre comme pour lui.
-    Bon, allons jeter un coup d’œil. Nous arriverons peut-être à temps pour le discours du boss…
Les congressistes ou les vacanciers vaquaient déjà presque tous à leurs occupations et nous ne croisions dans les rues que du personnel désœuvré. Aztèque recouvert de plumes, samouraï ou charmeur de serpents, nous hésitions à demander notre chemin lorsque, sur une place à la Brunelleschi, un « i » coiffé de son gros point nous fit entrer dans le bureau d’une Chinoise polyglotte et souriante. Mais notre absence de réservation figea la risette de la fille.
-    Vous n’allez pas me dire que tout est plein ?
-    Euh… Non, mais je ne suis que stagiaire et je ne sais pas si… en ce moment…
-    Qu’est-ce qu’il a de spécial ce moment ?
-    Mais, vous savez bien, la conférence.
-    Et alors ?
-    Et alors je ne sais pas si vous ne faites pas partie des gens qui sont venus ici pour troubler la conférence !
-    Je comprends ! Mais pas du tout ! Nous avons une avarie sur notre bateau et nous devons attendre une pièce qui arrivera dans une semaine. Nous pourrions attendre sur le bateau, mais vous avouerez que c’est un peu bête de ne pas profiter de tout ça.
La Chinoise prit son téléphone pour résumer ce mensonge à son supérieur. Il s’ensuivit un muet conciliabule ponctué de « mmm » respectueux.
-    Vous me le jurez de vous tenir tranquilles ?
-    Sur ce que vous voudrez !
-    Bon… Il vous faut trois chambres ? Où souhaitez-vous loger ?
-    Dans le château de la Belle au Bois dormant ?
-    Neu Schwanstein ? Mais c’est là que se tient la conférence !
-    Nous l’ignorions ! Vous voyez bien que … Et chez les Japonais ?
-    Katsura ? Pas de problème. C’est à quel nom ?
-    Ponge ! Voilà mes papiers.
-    Oh ! Vous êtes français ? Votre langue est tellement difficile…

La fidélité du village japonais à son modèle n’allait pas jusqu’à bannir la douche de la chambre des clients. Je venais d’en profiter avec insouciance lorsque je vis apparaître mes deux anciens compères, Carl et Ludo, sur le pas de la porte. Ils portaient tous deux des cravates de prix sur de seyantes chemisettes et leurs chaussures impeccables témoignaient de soins quotidiens. Après quelques froides politesses, ils m’apprirent qu’ils étaient respectivement directeur du parc naturel et directeur financier du Centre de Xanour.
-    Vous n’avez pas chômé depuis un an ! dis-je.
-    Tu sais, dit Carl, la mise de fond est importante et nos investisseurs sont pressés de voir le projet terminé. Return on investments…
-    Centre de congrès…
-    …international, village de vacances et centre de recherche sur les écosystèmes marins, termina Ludo. Mais nous ne sommes pas venus pour te parler de ça.
-    Ah !
-    Tu es un peu gonflé de te pointer ici ! La police…
-    Ça fait des mois que je ne suis pas retourné en France, mais vous n’avez tout de même pas cru toutes ces salades ? D’ailleurs, qui vous a dit que j’étais là ?
-    Qu’importe ! dit Ludo. Tu t’es inscrit sous un faux nom. Le parc n’est même pas encore ouvert officiellement. Tu comprends, il n’y a que des invités. Carl et moi nous avons des responsabilités. Nous ne pouvons nous permettre…
-    Stop ! Stop ! La France est à dix mille bornes et je n’ai pas l’impression que cette… manipulation soit arrivée jusqu’ici.
-    Ecoute, dit Carl, on ne te parle pas de ça. Nous avons trop de problèmes ici pour en rajouter un de plus. Je suppose que tu viens rejoindre ta sœur ?
-    Irène ? Je ne savais même pas qu’elle était ici.
-    Cesse de nous prendre pour des cons, rugit Ludo. Elle et ses amis vont essayer de foutre en l’air notre premier gros congrès. Ma proposition est simple : vous repartez tous les deux et on ne s’est jamais vus.
-    Sinon ?
-    Sinon ? Sinon, il faudra bien que nous fassions ce pour quoi on nous paie.
-    De quoi il parle votre congrès ?
-    Biotech, répondit Carl en ignorant le mouvement d’exaspération de Ludo.
-    Biosoft ?
-    Qu’importe ! gueula Ludo. Oui, c’est Biosoft, et alors ? Il y a un moment où il faut grandir, voir la vie en face ! Avec leur fric, nous réalisons un centre de recherche unique au monde.
-    Vous aurez des prisonniers russes ?
-    Arrête tes délires !
-    Je trouve que vous avez bien changé ces derniers temps, dis-je.
-    C’est toi qui dis ça ! siffla Carl. Enfin… ne crois pas que ça nous amuse, mais on n’a pas droit à l’erreur. Les enjeux sont trop importants. Tu comprends ?
-    Est-ce qu’au moins vous avez eu droit à la visite des caves de l’Ambroisie ?
-    Fini de rire, coupa Ludo. Tu décides ta sœur à partir ou c’est la police que se charge de toi.
-    Je reconnais ton sens de la synthèse. Je vais essayer de voir ma sœur. Sans garantie. Mais j’aimerais aller sur la tombe de JB avant de partir.
-    Il ne restait rien quand on est revenus, dit Carl. Rien du tout.
-    Vous avez livré l’assassin à la police au moins ?
-    Va voir ta sœur avant que je m’énerve ! hurla Ludo.

Le tee-shirt Biosoft fourni par Carl pour remplacer ma chemise barbouillée de terre était un faux XL et cachait mal le pistolet passé dans ma ceinture. Pour le pantalon, j’avais eu recours au système D : douche et sèche-cheveux. Rasé, peigné, j’entrai sans problème dans le château de la Belle au Bois Dormant. Une bonne moitié des personnes croisées dans les couloirs portaient le même tee-shirt que moi.  « Je leur dois la vie » ! Il restait peu de temps avant la fin de l’ultimatum fixée par Carl et Ludo. Je consultai le panneau d’affichage les bras croisés sur la bosse de mon arme. Grâce au miroir qui tapissait le hall, je vis passer derrière moi tout le gratin de la multinationale honnie..
Je n’eus pas le temps de m’inquiéter que déjà des applaudissements éclataient et que les portes d’une grande salle s’ouvrirent. Le discours du boss ! Je me fis tout petit dans un coin de ce qui n’était au fond qu’un lobby. Le temps que la salle se vide et je vis apparaître Martin dans un groupe d’ambitieux aux visages graves et puérils. Le boss ne tarda pas à leur fausser compagnie pour s’engouffrer dans un ascenseur. Lorsque le voyant lumineux indiqua le cinquième étage, je commençai par me précipiter vers la cage d’escalier, mais ce n’était pas la bonne solution. Je me contentai de demander son numéro de chambre à la réception sous prétexte de lui téléphoner depuis l’un des nombreux postes qui ornaient les guéridons.  
Le reste fut d’un classicisme trop pur pour susciter la moindre toxine dans mon organisme. La femme d’étage avait laissé son passe sur le chariot de serviettes et de savons. Je le subtilisai discrètement et m’engouffrai dans la chambre de Martin. Au même moment un bruit de chasse d’eau me renseigna sur ses occupations. Je lui laissai le temps de se laver les mains et pris place dans le canapé. Lorsqu’il ressortit des toilettes, Martin me regarda sans rien dire. Sur son visage, la surprise fit place à la peur et il tenta de se rapprocher de la porte. Mais l’apparition de mon pistolet lui suggéra de meilleurs sentiments.
-    Reboutonnez-vous ! On pourrait s’imaginer des choses.
Martin s’exécuta silencieusement.
-    Vous savez, repris-je, votre frayeur me rassure sur vous. Elle prouve que vous avez encore les pieds sur terre.
-    Cessez ce jeu, gémit-il. Que voulez-vous ?
-    Ne vous inquiétez pas. Je suis venu vous sauver la mise, vous proposer un deal !
-    Pourquoi cette arme ?
-    Vous avouerez que nos relations ont été un peu… tumultueuses. Je dois garantir mes arrières.
-    Mmm…
-    Bon ! Venons-en aux faits. Les actionnaires sont mécontents !
-    La belle affaire, répliqua Martin après avoir expiré bruyamment par le nez.
-    Votre remède miracle est un échec. Coûteux ! Lorsque les journalistes sauront ce qui s’est passé en Australie…
-    C’est ça votre deal ? Un chantage ?
-    …L’Afrique vous échappe, la concurrence relève la tête…
-    Biosoft jouit d’une puissance que vous ne soupçonnez même pas !
-    Qui parle de Biosoft ? Vous, M. Martin, vous êtes menacé !
-    …
-    Vous trouverez peut-être ça très puéril, mais je suis derrière tous vos ennuis. L’échec du médicament bien sûr, mais aussi le saccage des dépôts, la contre-attaque de Vidalux…
-    D’accord, d’accord ! A combien estimez-vous tout ça ?
-    Vous n’avez toujours pas compris ! La dernière fois, vous m’avez proposé des femmes et des voitures. Aujourd’hui de l’argent, encore.
-    Que puis-je vous offrir d’autre ?
-    Du pouvoir !
-    Que voulez-vous ?
-    25% du capital !
-    Impossible ! C’est énorme ! Vous seriez le patron de Biosoft !
-    Exactement. Réfléchissez un instant. Si nous collaborons, tout est permis. Les gouvernements seront prêts à tout pour nos potions magiques…
-    Si vous en êtes aussi sûr, pourquoi ne pas agir par vous même ?
-    Trop lent, trop de complications.
-    Mais où voulez-vous que je trouve 25% du capital ?
-    Avec vos… 13% ? - il ne reste plus que 12% à trouver. Une petite augmentation de capital, quelques manipulations et le tour est joué.
-    Bref, vous me mettez à la retraite ?
-    Pas du tout ! Vos compétences seront précieuses dans le nouveau groupe. Je vous offre le contrat de votre choix. C’est mieux que d’être le cinquième d’un triumvirat… de toutes façons, je sauve votre tête.
-    Mais pourquoi n’avez-vous pas négocié lors de notre première rencontre ? On aurait peut-être pu s’arranger sans passer par tous ces problèmes.
-    Disons que je n’aimais pas votre façon d’agir…
-    Je vous avais mal jugé. Je vous prenais pour un excentrique, un détraqué. En fait, vous êtes un moraliste ! Pardonnez-moi. Vous savez, nous ne sommes pas là pour faire de la morale, mais de la logistique. Nous sommes là pour faire que ça marche !
Les gestes horizontaux de ses mains, à plat devant lui, me donnèrent envie de lui loger une balle en pleine tête, mais je n’en laissai rien paraître. J’avais vu juste.  Martin n’était pas hostile à mon offre. Le pistolet pesait peut-être un peu dans la négociation, mais après quelques tractations, nous sommes tombés d’accord. Il fallait  patienter jusqu’à ce que des avocats préparent les contrats. Cela prendrait du temps, mais Martin me donna quelques gages de sa bonne foi et me promit un protocole pour le surlendemain. Bien entendu, il se chargeait d’aplanir les difficultés présentées par Carl et Ludo –geste du revers de la main gauche.
En sortant de la chambre j’eus un instant l’impression que tout était fini, que j’étais au bout de ma tâche. La chose s’était faite avec une telle facilité qu’elle m’aveuglait. Un coup d’œil à la rue qui menait du château de la Belle au Bois Dormant jusqu’au théâtre du Globe me replongea dans la réalité. Les spectacles de l’après-midi commençaient. Des rangées d’animateurs canalisaient les grappes de plaisanciers vers les lieux de distraction. Partout, des échoppes de friandises et des groupes de musiciens donnaient un air de fête. Les airs et les odeurs se mélangeaient pendant que dix spectacles se déroulaient en même temps, résumant un monde dont chacun savait qu’il ne viendrait pas à bout. Etre incapable de tout manger, de tout voir ou de tout entendre exacerbait le désir des vacanciers mais les plongeait aussi dans l’insouciance. La pénurie dans laquelle avait vécu notre espèce depuis des milliers de générations, la pénurie disparaissait dans le spectacle.

Carl et Ludo m’attendaient sur l’engawa qui prolongeait ma chambre vers le jardin. Ils étaient en compagnie de la jeune fille dont nous avions admiré la danse le soir de notre départ précipité de Xanour. Ludo la tenait par les épaules.
-    Tu te souviens de Seloam ? me dit-il.
-    Comment l’oublier ? répliquai-je.
-    Monsieur Martin nous a téléphoné. Tu aurais pu nous dire que tu étais là pour affaires. Ça nous aurait évité de passer pour des andouilles, dit Carl.
-    Mais pas du tout, dis-je. D’ailleurs, Martin m’a chargé de vous féliciter pour votre efficacité.
-    Il faut nous excuser, dit Ludo. Vous avez parlé de ta sœur ?
-    Je vais voir ce que je peux faire, ne vous inquiétez pas. De toutes façons cela ne préoccupe pas beaucoup Martin. Vous savez, sans Irène et ses amis, il manquerait quelque chose à la fête… Mais dites-moi, Lesoam…
-    Seloam.
-    … Seloam sait peut-être où se trouvent les restes de Jean-Baptiste.
-    Je t’en prie Daniel, dit Ludo plaintivement, c’est fini tout ça. Un accord a été signé.
-    Quel accord ?
Ludo me répondit par un geste de la main qui embrassait le village à nos pieds.
-    Quoi ? criai-je. Tu veux dire que vous vous êtes assis sur Jean-Baptiste pour Mickey et… le regard de Seloam me fit taire. Après tout, elle parlait peut-être le français.
-    Il n’y a pas eu que Jean-Baptiste, rétorqua Ludo. C’est dur de l’accepter, mais ils sont quand même chez eux.
-    J’essaierai de m’en souvenir si je vais chez toi ! dis-je.
-    Ecoute, dit Carl, ce que je t’ai dit tout à l’heure est la vérité. On ne sait pas où se trouve le cadavre de Jean-Baptiste et plus personne n’a l’intention de remuer le passé. Ça ne changerait rien. Au fond ce n’est qu’un accident : l’alcool, un geste brusque dans la nuit, l’incompréhension, un jeu qui tourne mal. Un vieil homme complètement fou. Oublie tout ça. Jean-Baptiste serait fier de nous s’il voyait ce que nous construisons. C’est ce qui compte.
-    Sur quoi portent les recherches ici ?
-    Fermes aquacoles et recherche de nouvelles molécules pour des médicaments.
-    Tu n’a pas l’impression que quelque chose a changé depuis l’année dernière ?
-    Ben…
-    La mer est moins riche, j’ai l’impression qu’on ne voit pas le dixième des bestiaux que nous avions observés. Jean-Baptiste trouvait une nouvelle espèce chaque fois qu’il mettait la tête dans l’eau !
-    Nos recherches n’ont rien mis en évidence, répondit Ludo. Bien sûr, il est toujours possible que les écosystèmes passent par des stades où nous pensons qu’ils s’appauvrissent alors qu’ils se renouvellent. Prouver ce que tu dis demanderait de longues études et ceux qui payent ce centre préfèrent nous voir travailler sur des sujets plus prometteurs en termes d’alimentation et de santé. Mais tu as certainement raison. Notre présence, notre simple existence, modifie le milieu.

Je laissai Carl et Ludo pour aller rejoindre Pierre et Belesse. Ils n’étaient pas dans leurs chambres et je dus parcourir plusieurs continents avant de les retrouver dans la queue du bob valaisan. Belesse était aux anges. Il n’avait jamais quitté l’Afrique et, en deux heures, il venait de visiter Paris, Vienne et Pékin. Même Pierre, qui connaissait les originaux disait s’être amusé comme jamais. Ils m’entraînèrent dans une taverne italienne où l’on nous servit un excellent osso bucco suivi d’une rouquette pendant qu’un quinquagénaire braillait « Marina, Marina, Marina » en grattant la mandoline qui reposait sur sa bedaine. Je sentais confusément qu’il fallait occuper mes troupes et je me mis à parler de notre mission, de la lutte que nous avions à mener, du monde que nous allions fonder.
Je cédai pour commencer à la paresse virtuose qui m’avait tiré de bien des mauvais pas. J’improvisais sur les nouvelles méthodes d’organisation, sur la force des structures dissipatives, les rhyzomes… mais le ronronnement de ce discours convenu me fatigua moi-même et, après une longue gorgée de bière tchèque – ma préférée – je leur parlais de Greg et de Julie. « Je leur dois la vie » plaisantais-je « comme à vous deux, et c’est pour cela que nous commencerons le nouveau monde par vous quatre ».
Pendant cet exposé, nous étions sortis du restaurant pour aller flâner sur la plage d’où nous regardâmes en silence le soleil enflammer le crépuscule.
 
Le lendemain matin, je me mis en route pour la plage où campaient Irène et ses amis. Il fallait pour cela remonter sur les grandes terrasses herbeuses qui surplombaient le village puis traverser un bras de forêt descendant presque jusqu’à la mer. On longeait ensuite des falaises pendant une demi-heure pour arriver sur une grande plage bordée de rochers abrupts. Deux gros rafiots, presque entièrement recouverts de banderoles, étaient amarrés à cinquante mètres du rivage. Sur le sable, une trentaine d’éco-warriors sur le sentier de la guerre. Quelques wigwams, un foyer pour cuire les nourritures roboratives des combattants et le son du tam-tam qui faisait danser les squaws.
Irène fut surprise et ravie de me voir. Elle connaissait les grandes lignes de mon aventure par Véronique mais en ignorait les détails. Après avoir tenté de savoir dans quel merdier j’avais bien pu mettre les pieds, elle me proposa son aide et celle de ses amis.
-    Merci, lui dis-je. Ça va. Je pense que mes problèmes touchent à leur fin.
-    Mais qu’est-ce qui s’est passé ?
-    Je te raconterai plus tard, lorsque tout ce sera fini. Malentendu, mauvaises fréquentations… Et toi, toujours en vacances ?
-    Non ! J’ai laissé tombé mon boulot à l’hôpital, je suis permanente ! Tu sais, la carrière d’infirmière…Filer des neuroleptiques à des malades de la bouffe et des pollutions ! Il vaut mieux s’attaquer aux causes ! Véronique sait que tu es là ? Tu sais qu’elle hésitait à se joindre à nous ? Je crois que je vais l’appeler…Avec un peu de chance le réseau arrive parfois jusqu’à mon portable. On t’a dit ce qui se passe ici ?
-    The Conference ?
-    Oui, comme tu dis ! Mais attends, tu as dû suer pour arriver jusqu’ici par les falaises. Tu veux boire quelque chose ? Un kompoutcha ?
-    Un quoi ?
-    C’est la boisson des top-models ! Ça vient d’Orient via la Russie. C’est un thé dont le sucre est transformé en acide par un champignon.
-    Du vinaigre ?
-    Plus ou moins.
-    Et c’est bon pour tout ?
-    Exactement.
C’est devant cette ancestrale boisson qu’Irène m’expliqua sa stratégie contre le géant des biotech. Attirer l’attention, dénoncer les abus et emmener l’ennemi sur son propre terrain.
-    Bientôt, ils vendront du kompoutcha ! C’est pas mal pour une boisson jadis réservée aux aristocrates et au clergé. A cause de nos protestations, les produits transgéniques se vendent plus mal. Grâce à nos actions, il se vendent plus chers, sont moins bien assurés. Le tour est joué ! L’équilibre du système est fragile tu sais.
-    Je vois que tu es devenue une vraie politique, dis-je en contemplant les jeunes filles qui descendaient vers la mer.
-    Bon, ce n’est pas tout ça, mais mon cours d’espéranto va commencer. Tu restes avec nous ou tu retournes dans ton cinq étoiles ?
-    J’ai encore deux ou trois bricoles à régler. Mais je pense qu’on se verra at the conference.
-    Ça, tu peux compter sur moi.

En revenant sur Xanour, j’espérais que les coquillages ou Jean-Baptiste m’aideraient à rompre la solitude dans laquelle j’étais enfermé. J’espérais vaguement que l’administration d’un remède miracle ou d’un agent mystérieux, suffirait à me forger une famille. L’ennuyeuse tour de Babel que j’avais voulu peupler restait vide même si je la voyais partout singée comme perspective ultime de l’humanité. J’avais peut-être en moi la réponse aux questions posées par les morts qui jonchaient ma route, mais tous mes efforts pour la déchiffrer restaient vains. J’étais seul, perdu dans un monde inexplicable et mes seules initiatives régulièrement couronnées de succès finissaient par me faire douter de ma santé mentale. Pierre parlait de systématiser nos efforts. Parfois il évoquait même le clonage. Mais j’y voyais le triomphe d’une activité masturbatoire à laquelle j’espérais ne céder qu’après avoir épuisé toutes mes autres ressources.
J’apprenais à vivre avec ma déception. J’entraînais Irène dans les restaurants qu’offrait l’île. Nous passions allègrement des poissons crus aux poulets  sauce chocolat en revenant sans cesse sur la rancœur que nous partagions pour le monde moderne. Je n’arrivais pas à lui raconter ce qui m’arrivait vraiment. Elle se contenta de la version officielle. La pièce de rechange qui se faisait attendre. D’ailleurs, Irène s’attardait rarement au dessert. Elle avait toujours quelque banderole à déployer devant les rares caméras dépêchées au congrès Biosoft.
Les jours passèrent sans que le protocole promis par Martin n’arrive. Conséquence d’un subterfuge improvisé pour résister à la trahison de Carl et Ludo, ce papier restait le seul alibi de notre séjour. Pierre m’avait accablé de tous les superlatifs en sa possession lorsque je lui avais raconté ma rencontre avec Martin. Mais je l’engageais fermement à n’y voir qu’une ruse, une manœuvre dilatoire préparant l’assaut final. Un jour, je me décidai.
-    Pierre, quelles sont les méthodes que tu connais pour faire mal à quelqu’un ?
-    Oh ! Elles sont nombreuses ! Les classiques : l’eau, le fer, le feu…
-    Oui, bien sûr, répondis-je, mais je veux quelque chose de propre. Le moyen d’obtenir un renseignement sans trop abîmer.
-    …
-    Je veux que Martin nous fournisse le code d’accès au réseau des dirigeants de Biosoft !
-    Mmm, je vois… Je pense au pentothal, mais le résultat n’est pas garanti. En plus je ne suis pas sûr de pouvoir m’en procurer ici… Ça y est ! J’y suis ! Que dirais-tu d’un rétropneumopéritoine ?
-    Un quoi ?
-    Un rétropneumopéritoine. C’est une ancienne méthode d’exploration consistant à décoller le péritoine pariétal des organes profonds de l’abdomen en insufflant de l'air derrière tout ça. Très douloureux…
-    Y a-t-il une gradation possible si le sujet résiste ?
-    On peut toujours souffler plus fort.
-    Très bien ! Tu as tout ce qu’il te faut ?
-    Une canule, un tuyau et le tour est joué.
-    Bon. Où est Belesse ?

Jiri Martin fut un peu surpris de nous voir débarquer à trois, mais après tout, nous étions en deal.
-    Monsieur Martin, commençai-je, je voulais vous présenter mes assistants. Le docteur Barthélemy de Paris, Haïlé Belesse de Djibouti.
-    Enchanté, je pense que nous serons bientôt amenés à travailler ensemble, dit Martin qui faisait contre mauvaise fortune bon cœur.
-    Je n’étais pas venu pour vous parler de ça. En réalité, je suis venu vous demander le code d’accès du réseau Biosoft.
-    Oh ! Vous savez, c’est un secret de polichinelle. Tapez : « Je leur dois la vie » et vous aurez accès à notre base de données.
-    Je crains que nous ne nous soyons pas compris, dis-je. Je ne vous demande pas l’accès à vos dossiers de presse, ni même aux courriers de vos ingénieurs. Je vous demande votre code d’accès au réseau sécurisé des directeurs.
-    Ecoutez Adélaïde, dit-il en changeant de ton, vous serez bientôt dans le saint du saint. Pourquoi vouloir précipiter les choses ? Vous pourriez tout faire rater.
-    C’est incroyable comme on se comprend mal ! Pour tout vous dire, je m’y attendais un peu. C’est pour ça que mes amis sont là. Pierre, peux-tu expliquer à M. Martin ce qu’est un…
-    Rétropneumopéritoine ? dit Pierre en sortant de sa poche une petite trousse médicale.
Martin avait fait des études de médecine. Sans grande conviction, il tenta de regarder tout ça comme une mauvaise plaisanterie, puis il voulut temporiser en redisant qu’il ne me comprenait vraiment pas. Au fond, je ne lui reprochais rien d’autre. Mais l’heure n’était pas aux explications. Encore une fois, Pierre et son sang froid de praticien firent merveille. Pendant que Belesse débarrassait la table basse autour de laquelle nous nous étions installé, il vérifia dans son long drink que la canule remplirait bien son office et le whisky se mit à bouillonner sans qu’il ne perde son sérieux.
Martin était de plus en plus livide. Il portait un survêtement léger, avatar moderne de la robe de chambre et ce ne fut pas très difficile de le mettre cul nu, à plat ventre sur la table. Le pauvre ne résista pas beaucoup, à peine un lampadaire renversé, et, lorsque je me mis à califourchon sur son dos, je ne sentis que de la peur venir en dessous de moi. En face, Pierre et Belesse maîtrisaient chacun leur jambe. Comme dans les films, j’avais enfoncé une serviette éponge dans la bouche de Martin. S’il se décidait à parler, il n’avait qu’à lever la main. Toujours aussi sérieux, Pierre inséra son aiguille derrière le rectum de notre victime.
-    Ça y est, je suis passé derrière le Père Antoine ! déclara-t-il avec un grand sourire.
En ritualisant l’immonde, ce détestable humour de carabin me permit de rester ferme sur une monture qui commençait à donner des signes d’agitation.
-    Allons, allons ! Ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Levez la main et tout ça ne sera qu’un mauvais souvenir !
C’est fou ce que les mauvais films laissent de traces ! Martin grognait dans son bâillon mais ne levait pas la main. Je fis signe d’y aller. Pierre emboucha son tube et souffla fermement. Il dût s’y reprendre à deux fois : décoller un péritoine n’est pas une opération de tout repos. Le risque n’est pas mince pour le trompettiste amateur de récolter une hernie pour toute récompense à son zéle.
La deuxième tentative fit surgir un hurlement étouffé de la gorge de Martin et transposa ma besogne en rodéo. Je maîtrisai le prisonnier en resserrant mes jambes sous la table, mais il ne levait toujours pas la main. Sous l’empire de la souffrance, ses émonctoires se relâchèrent et empuantirent l’atmosphère. Je songeai maintenant à tout le mal dont il était responsable et dont nous tentions de le libérer. Il n’y a rien de pire qu’un coupable qui s’entête.
Pierre vida plusieurs fois ses poumons dans le ventre de Martin avant que celui-ci ne se décide à parlementer. Il leva la main une première fois, mais ce n’était pas la bonne. Il tentait de ruser. Nous n’étions pas là pour discuter mais pour agir. Retour à la case départ, un peu plus sales. Reprise du rodéo. Pierre paraissait légèrement énervé. Je lui fis signe de continuer fermement mais calmement. Je sentais s’effacer sous mes fesses les dernières velléités de résistance et je craignais que nous ne commettions l’erreur classique des apprentis qui, voulant trop bien faire, mettent le sujet dans un état d’indifférence et d’apathie. Trop de douleur peut en faire disparaître l’utilité. Je réclamai donc une pause et chacun fit un tour à la salle de bain pour se nettoyer des résidus de la première mi-temps.
Martin nous abreuva d’insultes extrêmement vulgaires, mais le fait qu’il n’essayait plus de fuir ou d’appeler montrait sa lucidité sur notre détermination. Pierre était aussi transparent qu’une idole sumérienne. Quant à Belesse, il avait dû voir tellement d’horreurs que son détachement aurait glacé les sangs du plus intrépide. J’avais décidé de cette opération et pourtant, j’étais encore le seul à ne pas me sentir à ma place. Chaque péripétie me plongeait dans des réflexions qui m’empêchaient d’être vraiment là. Il fallait faire vite. Nous exécutions une tâche qui devait être accomplie, mais l’ennui, le dégoût, voire la peine qu’elle nous causait, menaçait de nous en faire tirer vanité, de nous embourber à jamais dans un rôle de guignol-tortionnaire. Je changeai de méthode.
-    Ça fait vraiment mal ?
Martin haussa rageusement les épaules.
-    Vous ne croyez pas en Dieu, n’est ce pas ? continuai-je.
-    A quoi vous  jouez ? rétorqua-t-il.
-    Vous avez le chic pour poser les vraies questions ! C’est bien ce que je pensais. Ça fait pas si mal que ça… Vous prenez de la cocaïne ?… Voulez pas me répondre ? Ce n’est pas une enquête. J’essaye simplement de savoir le temps qu’il va falloir passer sur votre… enfin sur le problème. Vous savez, je suis surpris de votre résistance. Pardon de vous avoir piégé, mais j’étais persuadé qu’on en arriverait pas jusque là. Vous prenez à défaut ma perspicacité. Après tout, rien ne vous prépare à souffrir. Darien a bien dû parler lui. Souffrir pour de l’argent, ce serait bien un comble !  Payer d’une souffrance ce qui vous offrira quelques plaisirs. Quel comptabilité ! Eh puis, finalement les plaisirs, quelle gaminerie ! De belles femmes, de bons vins, de bons livres… C’est sans fin, on s’épuise dans une course sans fin. On se dope pour y arriver. On s’épuise, on vieillit, on se replie sur les sucreries, sur la sagesse trompeuse des moribonds…C’est sans fin. Non, le vrai truc c’est le pouvoir ! Hein Martin ? Le pouvoir de faire mal ! De tuer ! Ça ça reste. Ça vous inscrit dans le monde. Mais ce n’est pas donné à tout le monde. Il faut renoncer à tout le reste pour être un vrai caïd. Quand je pense qu’il y en a qui torturent même des animaux. Vous vous rendez compte ?
Martin se mit à sangloter comme un gosse. Il enfouit sa tête dans les genoux et leva la main.
-    A la bonne heure, dit Pierre en rangeant son attirail.
-    Je vais vous ouvrir une session, geignit Martin.
-    Je me contenterai du mot de passe, lui dis-je.
-    Impossible, reprit-il, il s’agit d’une série de questions proposées par trois des dix membres du bureau tirés au hasard. Ils changent très souvent et la moindre erreur bloquerait le système. Vous allez comprendre.
Martin se connecta puis, grâce au mot de passe, il afficha la première question : «  Qui renversa son jus d’orange à la réunion d’Innsbrück ? ». Chaque bonne réponse amenait une nouvelle question, toujours aussi bête mais toujours insurmontable à quiconque n’étant pas du sérail.
-    Très ingénieux. Je comprends maintenant votre culture du secret et la ferveur avec laquelle tout le monde vous épie.
-    Ce système n’a jamais été forcé, dit Martin, mais vous n’y trouverez probablement que des choses que vous savez déjà. Le reste est de peu d’intérêt.
En allant s’effondrer dans le canapé, Martin n’imaginait pas le traitement que je réservais à la mémoire centrale de sa compagnie. Après un rapide tour d’horizon qui ne fit effectivement que confirmer tous mes soupçons sur les activités criminelles de Biosoft, je me fis grâce des détails et balançai les dossiers aux principaux journaux de la planète. Je veillais à ce que chacun puisse avoir son scoop, son gros titre pour lui tout seul. Je n’envoyai rien à la police, rien à la communauté scientifique, mais mis sur la place publique tout ce qui me semblait de quelque utilité pour mon non lieu dans l’affaire Darien. Quant aux documents scientifiques, j’en fis des copies en me réservant l’opportunité de les examiner plus tard.
Cette première étape achevée, je passai le reste de la nuit à dynamiter le système. Je détruisis tous les modules de communication, infectai tous les programmes et vérolai les disques durs. La réseau bousillé, je résumai ma prestation dans un communiqué laconique mais argumenté pas quelques pièces jointes amusantes et j’envoyai le tout aux places boursières de la planète. C’était le coup de grâce.
Lorsque je sortis de la chambre, Martin dormait avec Pierre et Belesse sur les fauteuils de sa suite. Le soleil se levait sur l’Océan.

Il n’est pas très sain de se complaire à décortiquer un spectacle pour voir avec quelle maîtrise y sont déposés les signes de ce que nous abhorrons. D’ailleurs cette délectation morbide ne m’amusait plus. Sans son marionnettiste, le parc n’était plus qu’un simulacre sans intérêt. Je laissai derrière moi les attractions pour aller vers la montagne. En levant les yeux, je contemplais sa présence apaisante et, sans ressentir l’effort, je me retrouvai sur le col par lequel nous étions arrivés. Je m’assis sur une large pierre, le dos au village, le regard perdu sur les cimes des arbres qui masquaient la blessure qu’infligeait à la montagne le torrent. La forêt bruissait d’oiseaux multicolores et de papillons géants. Elle grouillait de mondes impitoyables et splendides qui m’avaient jadis effrayé, car je craignais alors d’en être la victime. Je sentais maintenant que je faisais partie de cette vie, non seulement parce que nous partagions le même monde, mais parce que nous étions faits des mêmes briques, cimentés dans un édifice commun.
J’étais replongé dans ces réflexions lorsque j’entendis le pas de quelqu’un qui s’approchait dans le sous-bois. C’était le vieux chef des indigènes de Xanour. Pieds nus, pagne, colliers d’osselets : le sauvage. Il tenait à la main le bambou qu’il avait planté sous mes yeux dans la carotide de Jean-Baptiste. Mais je n’eus pas le temps d’avoir peur. Après m’avoir toisé d’un regard d’oiseau de proie, le vieillard éclata d’un long rire suraigu qui le fit trembler sur ses pattes amaigries. Lorsqu’il s’arrêta, ce fut pour scruter craintivement la forêt. Successivement, il se recroquevillait comme une bête apeurée puis se retournait vers moi, le visage ravagé par un sourire dément. Alors, comme s’il me confiait un secret crucial, il se lança dans un long discours en anglais de cuisine, un Finnegan’s Wake exotique presque entièrement incompréhensible, le chant d’un monde aboli dont le spectacle me plongea dans un douloureux vertige. Il y eut la phrase lente et cérémonieuse prononcée deux secondes avant la mise à mort de Jean-Baptise, suivie d’un ululement funèbre et de chants indigènes entrecoupés de nos ritournelles planétaires. Petit à petit je commençais à saisir des bribes.  Je crus reconnaître les noms de Seloam et de Jean-Baptiste. Les cris et les rires se mêlaient aux sanglots « Fuck Seloam. Shells are gone ! Kaput. No Coca-cola ». Cette dernière éructation me fit l’effet d’une décharge électrique car j’avais entendu Jean-Baptiste la prononcer devant les jeunes de la tribu lorsqu’ils avaient réclamé la boisson tutélaire de notre monde. Un court-circuit spirituel avait eu raison de la santé mentale du vieux chef et je ne compris bientôt plus rien de ce qu’il disait.
Tout en poursuivant ses divagations confuses, il me tourna le dos et repartit dans la forêt. Ses propos se mêlèrent de plus en plus de cris et de grognements suscités par les titubations qui menaçaient à chaque instant son équilibre. Plusieurs autres langues furent appelées à la rescousse de l’anglais. Des homophonies grossières déclenchaient les éclats de rire fêlé du vieillard dont le rythme chaotique des phrases et des pas semblait maintenant l’ultime appui. Je restais à bonne distance du bambou qui faisait de brusques moulinets dans les bananiers et les hibiscus. Mais l’espoir chimérique de comprendre quelque chose me faisait encore suivre le vieux fou. Bientôt, il s’écroula sous un petit abri de palmes qu’un relief tourmenté dérobait au regard d’improbables passants. Quelques éructations plus tard, il avait chaviré dans le sommeil.
Autour de la paillasse les restes de ses derniers repas jonchaient le sol dans un capharnaüm d’immondices et de papiers gras. La dépouille sanguinolente d’un singe montrait que le vieil homme savait encore se servir du bambou, mais aucun soin n’entourait ce campement de fortune. Tout semblait sale, boueux, volontairement négligé. Je fouillai vainement les alentours de ce campement de fortune, à la recherche d’un signe, d’un autel, de runes mystérieuses et décisives, mais rien, rien que le chant moqueur des oiseaux sur les branches et le ronflement de plus en plus sonore du vieux chef.

Le temps semblait s’être arrêté. Devant la désorganisation qui frappait les restes de leur compagnie, les cadres de Biosoft avaient souvent décidé de prolonger leur séjour en attente de meilleure fortune et les attractions continuaient à tourner dans une atmosphère de vacance du pouvoir. Les avions ne se posaient plus aussi souvent mais les marinas bourdonnaient d’aller venues. Insensible à l’insouciance des uns comme à l’inquiétude des autres, je visitais l’île avec Irène. Un jour où nous rentrions de la plage, j’entendis la voix de Pierre me héler d’une table de café. En me retournant, j’eus la surprise de voir qu’il était assis avec Martin. Je quittai ma sœur pour rejoindre les deux compères sous la tonnelle qui les séparait du reste de la terrasse.
-    Jiri va venir travailler avec nous ! dit Pierre l’air triomphant. Il y a certains talents qu’il n’est pas judicieux de laisser dans la nature.
-    J’ai beaucoup réfléchi depuis quelques jours, dit Martin. Pourquoi détruire ce que vous aviez à portée de mains ?
-    No good money after bad money, dis-je sentencieusement.
-    Oui, bien sûr… il est trop tôt pour réaliser, mais j’ai l’impression de me réveiller d’un long rêve. Je crois qu’on va pouvoir faire du bon travail ensemble…
Il n’est pas conséquent de prétendre changer le monde et de rejeter ceux qui déclarent vouloir se réformer. Il fallait me raisonner. Mais je n’écoutais plus. J’essayais de faire taire la haine qui ne demandait qu’à resurgir en moi. Comme avant. Je branchai la musique intérieure et baignai d’harmoniques les bribes de discours qui me parvenaient. Mes deux associés s’en donnaient à cœur joie. Les pharmaciens sont des dealers ! Il faut briser cette dépendance. Grâce à Daniel nous allons soigner le monde. Et Mozart ? De quoi est-il mort, Mozart ? C’était reparti ! On allait guérir le monde, le délivrer de ses maladies. Les tentatives précédentes ne s’étaient pas très bien terminées. Je n’avais pas de réponse. Un concerto pour clarinette, c’est un peu juste comme réponse… Vidalux va répertorier toutes les maladies et tester l’efficacité de nos nouveaux remèdes… La la laa la laa, le crime est-il une maladie ? Soyons raisonnable. Pas rationnel, raisonnable. Etre rationnel, c’est tuer tous les affreux. Ça, c’est pas possible, on ne sait plus s’arrêter une fois qu’on a commencé. La musique nous unit tous dans la même danse… éradiquer les épidémies… c’est quoi un prion ? Pourquoi le mal resurgit-il tout le temps ? Par quoi l’humanité est-elle travaillée ? … stabiliser la population… Bravo ! Repassons à la musique de chambre ! La surpopulation désespère les seconds violons et sape les fondements de la morale. Il faut que les gamins récupèrent un inhibiteur de violence… un monde meilleur… ça c’est débile, mais c’est moi qui le leur avait soufflé, difficile de ricaner… Après tout, c’est pas si difficile que ça, un monde meilleur. Il suffit de jouer juste et c’est le bonheur. Ça prend beaucoup de temps, même aux meilleurs, et ça ne dit pas ce qu’on fait de ceux qui ne jouent pas juste. De nos jours, le public ne veux plus rester dans la salle. Je m’occuperai des financements, je les connais, ils ont besoin de se refaire après la chute de Biosoft…Pierre avant que le coq ne chante…
Je m’en tirai en disant que la gestion n’était pas mon fort et que je resterais en réserve, qu’il valait mieux que je ne me mêlasse point des affaires. Au fond ce n’était pas faux. Pierre et Jiri se débrouilleraient mieux que moi pour faire avancer notre cause. Et puis, leurs nouvelles méthodes vaudraient mieux que ces antibiotiques prescrits à tout bout de champs pour assujettir les patients. Mais pourquoi n’arrivai-je pas à y croire ? Pierre et Martin défendaient pourtant ce que j’avais toujours souhaité… Quelque chose me disait que tout cela ne durerait pas, que ça continuerait de pousser. C’est ça le vrai mystère, ça pousse. Il n’y a pas grand chose de plus à en dire. On lance de hauts cris dès qu’une finalité pointe son nez dans le scénario, mais, qu’on le veuille ou non, ça pousse. Et en moi, ça poussait plutôt fort.
J’étais en train de devenir un vrai chef lorsque je vis Irène revenir en catastrophe, les yeux bouffis, le visage méconnaissable.
-    Daniel ! dit-elle en sanglotant, ils sont morts ! C’est affreux ! Véronique, Marianne, Théo ! Tous les trois.
Quand le malheur vous rattrape, on feint tout d’abord de ne pas y croire. Comme par décence.
-    Tous les trois ? C’est impossible ! Qui… ?
-    Il y a encore eu des tempêtes. Une grue s’est abattue sur la maison… J’ai pas d’autre détail. La mère de Véro me l’a dit au téléphone. Elle pouvait à peine parler…
Je repoussai ma sœur, dénouai ses bras de ma nuque et me détournai pour plonger ailleurs mes regards. J’avais fui les seuls êtres au monde que j’aimais et la mort les emportait.
Le soleil m’aveugla sans sécher mes larmes et me fit baisser les yeux vers la rue. Saisi par une sorte de vertige qui me retirait du monde, je m’avançai comme un somnambule au milieu des simulacres de la vie. Cow-boys, cosaques, esquimaux et maharajas. Pas de sentiment. Juste la sensation d’avoir mal. D’étouffer. On voudrait s’asseoir là, attendre que tout cesse. Mais tout fait mal. On tente de fuir. On marche. Je marchai jusqu’à la sortie du village sans rien voir ni rien entendre. Lorsque je revins à moi, les pleurs d’Irène n’étaient plus là. Je longeais le rivage en tentant de m’intéresser au spectacle changeant de l’île. Les rayons obliques du soleil la sculptaient dans son écrin de nuages et les oiseaux jetaient sur ma route quelques cris inquiets.
Je m’assis entre deux rochers de la grève, caché des hommes et des bêtes. Le sable, la mer agitée d’un petit vent et les cieux encombrés des friselis camaïeux du crépuscule. Même le vol lourd et comique des pélicans qui suivaient parfois le bord de mer ne parvenait plus à m’arracher à ma méditation. J’étais aveuglé par des éclairs de ferrailles, de verre et de sang. L’enchevêtrement des tubulures et des corps explosés. La tempête hurlant l’horreur répandue dans le foyer. Je ne savais même pas quand c’était arrivé. Avaient-ils souffert ? Etaient-ils partis dans leurs lits ? Attablés au dîner ? Je voulais me convaincre de l’inutilité de ces questions, mais le spectacle de mes morts montait vers moi, de plus en plus cru, de plus en plus insupportable. Je voyais leurs petites mains bouger encore avant le grand plongeon. Voilà si longtemps que je me satisfaisais de « Papa, je t’aime » sur écran, relation sécurisée, protégée de tout, et maintenant je m’identifiais à la souffrance de les avoir perdus. Deux phrases d’Irène avaient déchiré ma vie.
La lune était sortie de derrière les arbres et la nuit transformait le monde en un vaste intérieur. La mer et la douceur des alizés détonnaient si fort avec ce qui cuisait en moi que la tentation naquit d’éteindre en eux mes douleurs. Il suffisait d’avancer, droit devant, de se laisser porter jusqu’où résister n’aurait plus de sens. La mort ne frappe jamais en traître, elle est comme un souvenir qu’on se veut d’avoir masqué. J’avais honte de chaque minute passée loin des miens mais la souffrance était maintenant le seul lien qui nous unissait et j’apprenais à la chérir comme preuve ultime de mon amour. La faire durer devenait un devoir.
Comment avais-je pu passer à côté de tous ces morts sans comprendre ? Sous les caresses de la mer le sable transpirait du sang de Jean-Baptiste, des humeurs morbides du désert australien, la brise apportait des relents de chairs torturées… Laurence, Darien, Frumentius… Les statisticiens nous promettent de respirer une fois par an l’une des molécules respirées par le Christ… La mer bouillonnait des cris d’agonie de Juan et de ses amis. J’avais négligé tous ces avertissements pour suivre sans relâche la croissance vers une vie nouvelle. Et voilà que je vivais avec les morts, je vivais des morts et de leur amour.
Je m’étais caché derrière ces rochers pour pleurer sur moi, mais une subtile alchimie faisait revivre ceux que je ne supportais pas d’avoir perdu. Même si je pensais en avoir bavé depuis un an, j’étais resté détaché, indifférent. J’avais agi comme un automate, mu par le plaisir ou par le hasard d’impulsions que je ne m’expliquais pas.
Je me suis demandé si cette souffrance pouvait être supprimée par la sagesse. Ne provient-elle pas de la disparition de conditions extérieures qui définissent en creux notre moi, l’empêchant par là même d’accéder à la lucidité de ce que nous sommes vraiment ? Pourquoi cette disparition se solde-t-elle alors par de la souffrance et non par un sentiment de libération ? La compassion universelle qui doit résulter de l’élévation de conscience nécessaire à nous faire franchir les prochaines étapes de l’évolution peut-elle se traduire par de telles souffrances à la mort de tout ceux qui nous entourent ? Si c’était le cas, il y a fort à parier que nous ne serions pas très nombreux à résister à la tentation des alizés. Mais il était difficile de ne pas voir que ma souffrance découlait directement de l’amour que je portais à Véronique, Marianne et Théo, et que cette souffrance me transformait positivement.
Je passais la nuit entre les rochers, contemplant la mer, immense monotonie, magasin de tous les possibles. Pourquoi le spectacle du monde nous console-t-il toujours de tout ? Quelques rayons obliques sur les ridules glauques de l’océan, le vent qui plie les palmiers et nous avons le sentiment d’être à notre place ! Les liens se renouaient en moi. Les images de mon bonheur passé défilaient et je revivais comme une cure les souvenirs des mes chers disparus.  
Briser l’état qui m’a saisi. Retirer cette enveloppe trop étroite pour ma souffrance. Se secouer d’un geste court et convulsif. A la mer, Véronique essuie comme cela nos enfants enroulés dans leurs serviettes. Un bon geste brusque qui réconforte. Ils grelottent encore un peu, accroupis sur le sable, les lèvres bleues, puis retournent à leur jeu. Un quadrilatère de sable tassé sur lequel des fleurs, des cailloux, des morceaux de bois et des fruits figurent un paysage imaginaire.
-    En avant, les chevaux ! dit doucement Théo.
Marianne lève à peine les yeux de sa mosaïque humide de galets et de pâquerettes. La mer n’est plus qu’à deux mètres de la guirlande de pierre qui enchâsse les trésors des enfants.
-    Eh ! Les artistes, crie Véronique, il faut défendre votre chef-d’œuvre !
Construire une digue, arrêter les flots, sauver l’Atlantide… Marianne et Théo ne se soucient guère de l’inéluctable. Ils s’empressent plutôt de faire les honneurs de la citadelle à leur copine Fanny dont les parents rôtissent un peu plus loin.
-    Ça, c’est un parc. Et là, de grandes maisons bleues…
-    C’est beau, dit Fanny.
-    … et les fleurs, ce sont des rues.
Les trois enfants déambulent autour des figures de leur jeu, comme pour mémoriser en silence un plan de l’inconnu. Du côté de la mer, les vaguelettes commencent à lécher leurs pieds.  Petit à petit, le caléidoscope de sable disparaît de leurs jambes. Véronique quitte son arbuste et son roman pour voir une dernière fois le tableau. Sans en avoir l’air, elle creuse du bout des pieds des canaux de dérivation qui retardent un peu l’échéance. La mer se lance à l’assaut de la plage. Ne pas dire que c’est dommage.
-    On va faire du bateau ?
-    Ouais ! Super ! On peut louer le rouge ?
Sans attendre, Marianne et Théo courent vers le vieil homme assis sur la jetée. Lorsque nous arrivons, le moteur est déjà vissé sur la coque de plastique rouge.
-    Allez-y, dit l’homme, on s’arrangera quand vous reviendrez.
A plat ventre à l’avant du bateau, les enfants scrutent les profondeurs de la rade. Emerveillé par les bancs d’alevins qui brillent sous la coque, Théo dit :
-    Pourquoi on voit pas le fond de la mer, puisque l’eau est transparente ?
Le petit moteur nous propulse insensiblement vers l’île où nous goûterons tout à l’heure. Marianne et Théo laissent traîner leurs mains dans la mer et les projettent parfois vers l’avant pour donner l’illusion que nous allons plus vite. Comme des sémaphores de gélatines illuminant les profondeurs, des milliers de méduses creusent les eaux sur lesquelles nous planons. On dirait les étoiles d’un firmament secret, caché sous les reflets d’un miroir liquide. Brûlent-elles ? Iront-elles là-bas voir mes chevaux engloutis ? A mi-chemin de l’île, Véronique s’écrie :
-    Regardez !
Surgis de nulle part, des dauphins glissent sans bruit le long du bateau. Les cris de joie ne les effraient pas. Au contraire. Ils sautent de plus en plus près et répondent à nos saluts par de joyeuses facéties. On dirait qu’ils rient. Parfois, on peut presque caresser leurs nageoires. Maman prend plein de photos et Marianne veut se baigner avec eux :
-    Dis Papa, pourquoi ils nous aiment les dauphins ?