Mon emploi dans un cabinet de recrutement me permet de rencontrer de nombreuses personnes et de lire de nombreux CV. Ainsi, ce qui me semblait auparavant le fruit du hasard ou d'une aberration historique m'apparaît maintenant comme le résultat d'une mécanique. Les jeunes gens les plus brillants que je reçois sont souvent passés d'une grande école technique très sélective à un premier emploi où on leur a demandé de faire leurs preuves, entendez d'engranger du chiffre en travaillant douze heures par jour. Pour les meilleurs, cela débouche sur un poste de management qui leur laisse encore moins de temps et de disponibilité d'esprit.

Quelle mécanique cela révèle-t-il pour le sujet qui nous intéresse ici ? On voit que l'organisation de notre société enlève à la culture (pour parler vite) ses éléments les plus dynamiques et les plus intelligents. Combien de temps faut-il pour percevoir la valeur de Flaubert ou de la Grande Galerie ? Beaucoup plus qu'il n'en est laissé à nos élites. Ite missa est. Comment s'étonner que la valeur d'un individu s'exprime de plus en plus par des modes de consommation ? Le Bottin mondain, les adresses du luxe ou de la gastronomie sont aujourd'hui des vade-mecum plus pertinents que les petits classiques. Il est frappant de constater à quel point ces adresses sont familières à ceux-là même qui n'ont aucune chance d'en profiter. La banlieue connaît Lasserre ou Breitling dans le détail et ce savoir paradoxal étonne d'autant plus qu'il remplace Mozart et Stendhal dont on ignore jusqu'au nom.

Lassés de voir que les marchands de téléphone sont plus respectés que les enseignants à qui nous confions nos enfants, ceux qui sont payés pour défendre le Tasse et Tiepolo vivent dans le ressentiment. Comme par vengeance suicidaire, ils prétendent alors remplacer Racine par la BD ou faire asseoir les rappeurs sur le même banc qu’Olivier Messiaen. Ces intellectuels précaires ou fonctionnarisés seraient probablement très irrités de lire ici que c’est eux qui vendraient des produits financiers si d’aventure on gagnait plus d’argent à défendre Chateaubriand que le CAC 40.