Le retour à Paris fut plus conventionnel. J’avais fui Djibouti par le premier vol et le matin blafard sur Orly relégua toutes mes aventures au niveau de la cuite décennale de l’employé modèle. Après avoir cherché longtemps la porte de sortie, je retournais dans ce qu’on appelle parfois la vraie vie. J’appelai Véronique, mon ex, et fus convoqué séance tenante à l’Hôpital P. où Marianne, ma fille de sept ans, venait d’être admise pour une infection urinaire.

-    Comment ça, trois jours à 41° ?
-    L’homéopathe me disait de ne pas m’inquiéter, l’organisme se défendait ! J’allais passer une troisième nuit dans la salle de bain quand j’ai décidé  d’appeler Martine. Elle m’a dit que seules la roséole et l’infection urinaire peuvent provoquer ces fièvres chez une enfant. Tu aurais vu la vitesse à laquelle son bâtonnet de test a viré lorsqu’elle l’a trempé dans le pipi de Marianne.
-    Tout va bien maintenant ?
-    Oui, heureusement ! Vingt-quatre heures de plus et son rein était foutu. L’infection est arrêtée, mais ils ont constaté un reflux dans le rein gauche. Demain, on lui installera un clapet de silicone pour pallier le problème. Ça se fait par les voies naturelles, rien de grave.
Pourquoi ce clapet me faisait-il si mal ? J’aurais voulu hurler mon refus à la face des petits messieurs propres que feignaient de s’affairer dans le couloir. Je pressentais un mensonge et des menteurs pour qui la souffrance d’une petite fille ne pèse rien. Mais je me raisonnai bien vite pour acquiescer de la tête aux propos de Véronique. Je m’efforçais surtout de ne plus penser à Xanour.
-    Papa, est-ce que tu repars en voyage ?
L’odeur aigre de l’hôpital redoubla le choc. Je ressentis en moi l’infinie détresse des enfants abandonnés et je m’interrogeai sur les raisons qui me poussaient à rajouter du malheur à ce monde.
-    Non, je vais rester là maintenant.
-    Tu vas habiter à la maison ?
-    … je viendrai souvent te voir. Et ton frère ?
-    Théo ? Il est chez Paul.
-    Il n’est pas venu te voir ?
-    Non mais il m’a téléphoné.
Ma fille me regardait de ses grands yeux bruns, surprise de me voir aussi pensif.
-    J’ai été très malade tu sais. Mais je n’ai pas pleuré. Et toi, tes vacances, c’était bien ?
-    Pas mal… Il faut te reposer maintenant. Je reviendrai demain. J’emmène maman boire un café… cinq minutes.
-    Je viens avec vous. Il y a des jeux près des machines à café.

-    Alors ce voyage ?
Je racontais mes aventures à Véronique en regardant notre fille jouer avec une blondinette de trois ans, « C’est ma copine ». Nous avions posé nos gobelets de plastique sur les accoudoirs tâchés des fauteuils du hall. Derrière les immenses baies vitrées, on apercevait une sculpture, icône de la modernité, sur fond de périphérique. Toutes ces choses que j’avais tenté de fuir m’apparaissaient maintenant comme un paradis perdu, si proche, si loin, et je résolus, sans rien  dire à Véronique, de revenir à la maison. Bientôt.
Je les quittai sans pouvoir leur faire sentir tout ce qui se bousculait en moi. Le mot « partir » avait été l’unique réponse à toutes les questions qui s’étaient posées dans ma vie et, pour la première fois, je songeais à revenir sur mes pas. Je méditais cette inconséquence en prenant le chemin de mon deux pièces de l’impasse Mousset. Après l’inquiétude dont j’avais été saisi lors de mon réveil en pleine mer, je me sentais maintenant gagné par une étrange euphorie. De la fenêtre de mon bus, je contemplais avec étonnement et plaisir le spectacle de la rue. Je baignais dans une sorte de sympathie universelle, de dilection esthétique qui faisait de moi le spectateur ravi d’une mise en scène parfaite. Je me régalais des couleurs pimpantes des jeunes filles, du ballet saccadé des vieilles dames et de la chorégraphie dantesque des véhicules agglutinés dans le soleil d’une belle matinée de printemps.
Arrivé le matin même de l’extravagance tropicale, j’absorbais goulûment ces mille choses jugées naguère si pesantes. J’y découvrais maintenant des saveurs et des résonances insoupçonnées, des délices qui remplaceraient la visite des musées. Je me gonflais comme une éponge de la vie qui m’entourait pour goûter aux harmonies fondamentales d’un monde abstrait de sa gangue. Tout à ce nouveau plaisir, je rentrais chez moi sans émotion particulière. Mon bagage fut vite défait.
Je me mis sous la douche et m’assis sans me sécher en face de la bibliothèque. Les livres étaient là, calmes et dociles comme autant de mondes offerts et je tentai de répondre à la sempiternelle question « Que faire ? », la seule qui méritait d’être posée même si je savais depuis longtemps qu’il y avait dans ce « faire » trop d’illusions pour mériter une réponse vraiment sérieuse. Au fond, la question se résumait souvent à sa partie la plus triviale et la plus frustrante, celle du travail salarié. Ce jour-là pourtant, j’étais presque soulagé que la fadeur nauséeuse de cette interrogation m’eût soustrait à d’autres interrogations plus graves.
Il y a trois mois, j’avais pris la mer lorsque l’associé majoritaire de l’entreprise de commerce que nous avions fondé deux années plus tôt avait annoncé sa décision de me licencier. L’ivresse du succès facile lui avait donné soif de pouvoir et fait avaler en apéritif ces trois mois de vacances aux frais de mes ex-collègues. Avec les allocations chômage qui prendraient maintenant le relais, l’argent que j’espérais d’une décision de justice et les bénéfices auxquels me donnerait droit ma participation, je n’avais pas trop de soucis à me faire, mais la voix tyrannique du raisonnable retentit en moi pour imposer la sage résolution de me remettre à niveau dès la semaine suivante afin de louer mes compétences au meilleur prix.
Généreusement, je libérai l’après-midi et me mis à caresser des yeux le dos des centaines de livres avec lesquels je vivais. Aucun ne retint mon attention. Après une courte sieste, je m’habillai pour une promenade qui voulait renouer avec les plaisirs du matin.
Je sortis traîner du côté de la coulée verte où je découvris que mon universelle sympathie s’était un peu spécialisée. Je me retournais sans pudeur sur chaque fille croisée. Le roller rendait fugitive la plupart de ces apparitions et je finis par m’asseoir sur un banc, victime d’un vertige de plus en plus localisé. Mais mon estomac protesta lui aussi de ses droits et je me souvins n’avoir rien mangé depuis l’aube. J’entrai dans ma pâtisserie favorite où la belle Sarah me servit deux babas au rhum aussitôt engloutis.
-    Ça fait longtemps qu’on ne vous a pas vu !
Sarah était l’archétype de la boulangère. Toute la science des coiffeurs parisiens n’arrivait pas à domestiquer le flot de sa blonde tignasse et l’on devinait aux entournures de sa robe l’action bienfaisante et magique des levains emblématiques de sa profession.
-    Je voyageais ma chère ! lui dis-je avec un sourire dont l’efficacité me laissa pantois.
-    Quelle chance ! Où étiez-vous ? minauda la fausse ingénue.
-    A l’heure de l’apéritif, je vous dirai tous mes secrets…
En guise de secret, je lui confiai bien quelques humeurs qui n’appartenaient à nul autre et cela se fit dans la parodie jalouse du secret dont nous entourons ce que nous partageons avec tout le monde. Je compris avec Sarah que mon aventure galante des Ambassadeurs n’avait été que la première d’une série dans laquelle me précipitait une mystérieuse exigence. Timidité, complexes et politesse volèrent en éclats devant la force que je sentais en moi. Sans vraiment y croire, j’attribuais au printemps cet emportement sexuel. Les plaisirs et l’illusion d’être en sûreté rejetaient aux calendes grecques les questions que j’aurais dû me poser.

Mes bonnes résolutions furent vite oubliées. Je vécus ainsi quelques jours en roue libre, attendant que le destin fasse son œuvre. Comme toujours, bien sûr, il s’exécuta. Un soir, en rentrant chez moi, de la lumière filtrait au travers des rideaux. Je pensai tout de suite à Véronique, la seule personne à détenir, avec moi, les clefs de l’appartement. Je poussai la porte avec un mélange de plaisir et de mauvaise conscience. Ce n’était pas Véronique. Je me pétrifiai en découvrant le mystérieux escogriffe du port de Djibouti, debout dans la pièce.
-    On peut dire que vous êtes persévérant !
Il se taisait dans une attitude que je ne lui connaissais pas et que je ne me résolvais pas à identifier à ce qu’elle était : de la déférence.
-    Pouvez-vous me dire ce que vous faites ici ?
-    Je suis venu vous voir.
Je réalisai la bêtise de ma question et l’invitai d’un air dubitatif à m’en dire un peu plus.
-    Je vous supplie de me pardonner mon attitude sur le bateau…
Je lui en voulais plus pour les souvenirs qu’il réveillait en moi que pour l’exercice qu’il m’avait fait prendre dans le port de Djibouti.
-    …mais nous avons analysé votre sperme…
Même pour moi cette fille semblait plutôt facile !
-    …et nous pensons que vous êtes le nouveau Maître.
-    Qu’est-ce que vous me chantez-là ?
-    Nous avons compris. Vous êtes celui que nous attendons.
Ce que j’essayais d’oublier depuis trois semaines refluait brutalement.
-    Goumiprana ?
-    C’est ainsi que vous nomment les adeptes.
-    Qu’est-ce que c’est que ce délire ? Vous comptez faire de moi le complice de vos massacres ?
-    Vous êtes notre Maître car vous portez en vous le signe du Trident.
Je rêvais quelques instants à ce raccourci vertigineux avant d’ajouter :
-    Si je suis votre maître, il faut cesser ces tueries.
-    Nous ne tuons pas, nous ne faisons qu’éliminer ce qui est déjà mort pour préparer votre Royaume.
-    Je ne veux pas d’un trône couvert de sang !
-    Nous sommes là pour vous aider à naître à cette royauté.
-    La vie n’a-t-elle donc aucune valeur pour vous ?
-    Elle se nourrit de ce que vous appelez la mort. Elles sont indissociables.
-    Les hommes ne se taillent pas comme les rosiers. Votre royaume idéal aurait vite fait de détruire toute civilisation si l’on vous laissait faire.
-    Ce que vous appelez la culture consiste à revivre les émotions stéréotypées du passé. Nous, nous sommes du côté de la vie.
-    Qui vous a confié ce rôle ?
-    Mais vous !
Je revivais les insinuations rhétoriques du Docteur Barthélemy à la puissance dix. Cette fois, je n’étais plus une recrue possible, mais le germe putatif de toute l’histoire.
-    Pourquoi avoir organisé cette macabre mise en scène sous mes fenêtres aux Ambassadeurs ?
-    Il fallait bien vous montrer que nous avions compris.
-    Qu’avez-vous compris ?
-    La façon dont vous vous êtes débarrassé d’Ahmed m’a mis la puce à l’oreille, l’analyse de votre semence l’a confirmé : vous êtes celui que nous attendons.
-    Qu’attendez-vous de moi ?
-    Tout !
Les bouleversements que je sentais en moi, la surprise et la ferveur absolue de cet homme me firent ressentir un vertige semblable à celui ressenti sur le Beagle II. Mais je n’avais plus nulle part où débarquer. Même à la maison, j’étais sur une trajectoire inexorable et ma seule idée fut d’essayer d’appuyer sur le frein.
-    Les temps ne sont pas encore mûrs ! Revenez ici dans trois mois, jour pour jour, à la même heure. Je vous confierai une mission.
-    Je vis dans un monde troublé, dit-il, si je suis empêché, demandez un mot de passe à l’envoyé. Je propose « Palatinat ».
J’acquiesçai. L’homme s’inclina respectueusement et sortit de la pièce à reculons. Quelques instants plus tard une grosse cylindrée passa devant mes fenêtres en marche arrière et je crus reconnaître les lunettes cerclées d’acier du docteur Barthélemy. Abasourdi par ce que je venais d’entendre, je m’aperçus que je n’avais posé aucune question dont la réponse m’était inconnue. D’ailleurs, quelles auraient pu être ces questions ? Quel était ce « monde troublé » que je m’apprêtais à pénétrer ?
Je ne me l’avouai que beaucoup plus tard, cette visite interrompit la seule période de quiétude que j’ai connu. J’avais toujours ignoré les frustrations ridicules sur lesquelles repose notre époque et je ne m’étais jamais rongé les sangs pour une plus grosse voiture ou des souliers plus chers. Mais ce mépris se fondait sur une quête encore plus astreignante et chimérique : l’espoir de lire, de voir ou d’entendre ce qui méritait de l’être dans les domaines de l’art et de la culture. Xanour avait épanché cette soif en m’envoyant par-delà les limites que je cherchais autrefois à atteindre. Lorsque mon visiteur sortit de chez moi, les livres qui tapissaient la pièce m’évoquaient un vaste cimetière abandonné. Je n’étais plus seul dans mon Luna Park et l’urgence m’ordonnait de comprendre où j’avais mis les pieds.
Je ne fus pas très long à retrouver les coordonnées de Charles Darien, chercheur en biologie moléculaire rencontré lors du dîner d’adieu de Jean-Baptiste quelques mois plus tôt. C’était un homme d’une quarantaine d’années, rougeaud et d’un embonpoint qui le faisait classer dans les petits gros tant qu’on ne s’était pas mis à ses côtés. Il répondit à mon appel avec la chaleur et la jovialité qui le caractérisaient et ne fit aucune difficulté pour me recevoir dès le lendemain matin dans son laboratoire.

-    La disparition de Laignel m’a d’autant plus bouleversé que nous nous étions pour ainsi dire associés sur un projet de recherche un peu hétérodoxe. J’attendais donc avec impatience le résultat de ses travaux dans l’Océan Indien.
-    … ?
-    Laignel vous a-t-il parlé de la théorie du singe aquatique ?
J’avais découvert cette théorie dans le livre abandonné par le nommé Kurz dans la chambre d’hôtel de Djibouti, mais je crus poli de jouer les innocents.
-    On a longtemps cru, et l’orthodoxie continue d’affirmer que l’homme est un singe forestier descendu dans la savane où il se serait relevé pour apercevoir au loin sa pitance. C’est oublier nos inadaptations et toutes les petites imperfections qui nous pourrissent la vie. Les varices, l’obésité, les problèmes de dos. Nous souffrons aussi d’un système de sudation qui nous déshydrate et nous vide de notre sel sans que – comme tous les autres mammifères – nous n’ayons conscience de ces manques. Comble de disgrâce, l’homme est nu. Je vous épargne les détails, mais tout cela, et bien d’autres choses encore s’expliquent par la théorie du singe aquatique. L’homme descendrait d’un mammifère aquatique forcé de se relever sur terre par l’assèchement  de son milieu d’origine situé quelque part vers la corne de l’Afrique.
-    Lucy serait donc un phoque ?
-    Une sirène. Cette idée fait son chemin chez quelques paléontologues libres et imaginatifs, mais Laignel a complété cette première hypothèse par une seconde théorie, autrement audacieuse. Ce serait un parasite, quelque chose entre le phage, le vers solitaire et le virus, qui serait à l’origine de la mutation qui fit de nous des hommes. Vous connaissez certainement l’incapacité des scientifiques à retrouver le moindre chaînon manquant dans l’arbre de l’évolution. Ils supposent maintenant que ces étapes transitoires sont beaucoup plus rapides que le darwinisme de bon papa voulait bien nous le faire croire et nombreux sont ceux qui recherchent un scénario plus dramatique que le tâtonnement aveugle de myriades de méioses. Pour Laignel un corps étranger provoquerait les sauts de l’évolution.
-    Et c’est ce qu’il recherchait sur Xanour ?
-    Tout à fait.
-    Mais comment cela est-il possible ? On ne connaît pas la nature des ces éléments et depuis…
-    Quatre millions d’années…
-    … ils ont pu disparaître ou se transformer au point d’être méconnaissables.
-    Oui et non. Tout marque sur le vivant. Laignel cherchait des traces qui lui auraient permis d’étayer son hypothèse. Il était le meilleur d’entre nous. Beaucoup ne dépassent même pas l’analyse quantitative ou statistique, un peu comme des musicologues qui tenteraient d’expliquer Mozart par le nombre de dièses ou de mi. D’autres essaient de percer les règles qui lient les notes, l’harmonie, la structure du morceau. Laignel cherchait le sens de la mélodie. Et je crois qu’il était sur le point de la trouver.
Je lui racontai par le menu notre dernière soirée à Xanour et mes délires sur le Beagle II. Comme moi, il fut frappé par l’extraordinaire conjonction d’événements lors de cette journée funeste. Je fus plus discret sur mes rencontres à Djibouti et je passai sous silence la visite de la veille qui motivait ma demande.
-    Où pourrais-je subir des examens qui me rassureraient sur cette mystérieuse maladie tropicale ?
-    Voilà vingt ans que je m’occupe de médecine et je ne sais toujours pas ce qu’est une maladie. Mais je dois bien être capable de dire si votre organisme est en état de marche. Voulez-vous relever votre manche ?
Le jet de sang remontant dans le tuyau me causa un joli haut le cœur, mais je restai présentable.
-    Voilà, le temps de triturer tout ça et je vous rappelle demain chez vous vers dix heures du matin.
-    Je vous remercie. A demain.

Dix heures du matin ! Darien me tira du sommeil à l’aube en agitant frénétiquement la clochette de la porte d’entrée.
-    Pardonnez cette intrusion matinale, mais j’ai passé la nuit sur votre sang et je crois que nous tenons quelque chose ! … Vous prenez des croissants ? Il y a aussi des croquants aux amandes. Voulez-vous que je fasse le café pendant que vous vous réveillez ?
-    Au petit déjeuner, je bois du thé, mais la machine à café est là, servez-vous. Je reviens.
Je me livrai à quelques ablutions d’usage en me demandant ce que Darien avait bien pu trouver. Mon état dès ce potron-minet bousculé ne laissait rien présager de grave, bien au contraire.
-    Votre sang ne ressemble à rien de ce que j’ai pu voir jusqu’aujourd’hui. Pas de « maladie » rassurez-vous, aucune pathologie, mais une normalité… chahutée, une réorganisation. Vos globules semblent marcher par escouades et forment dans vos veines des figures tout à fait surprenantes. Ça ne réagit pas comme on en a l’habitude. Je suis sûr qu’il s’est passé quelque chose sur cette île et, pour ne rien vous cacher, je n’exclus pas que Jean-Baptiste nous ait transmis, en vous couvrant de son dernier sang, l’ultime résultat de ses recherches. Bien entendu, je ne peux encore me prononcer sur rien, mais cela reste suffisamment prometteur pour que je vous soumette aux feux d’une investigation complète.
-    … ?
-    Si vous le voulez bien, j’aimerais vous mettre en observation pendant un petit mois et installer ici quelques instruments pour que votre vie puisse continuer sans trop de perturbations.
-    Mais enfin, qu’espérez vous découvrir ?
-    Vous avez le chic pour poser les vraies questions. Les chercheurs mentent toujours en annonçant dès le début de leur recherche l’endroit où ils veulent aller et ce qu’ils espèrent y voir. Tout ça, c’est du baratin pour obtenir des subsides. La méthode, les structures, c’est du pipeau ! Toutes les découvertes importantes ont été le fruit du hasard, lorsque deux livres, deux cerveaux ou deux molécules sont réunies par le destin. En l’occurrence, je crois que le boulot est déjà fait et qu’il ne me reste plus qu’à faire le travail de recension.
-    Je suis donc engagé comme cobaye ?
-    Non ! Comme prototype. Mais rassurez-vous, il n’y aura aucune publication sans votre accord. Votre vie privée sera protégée.
-    Et si je dis oui ?
-    Je déballe les engins qui sont dans ma voiture, juste là devant, et…
-    D’accord ! Mais pour aujourd’hui, je dis joker. J’ai promis d’emmener mes gamins au Luxembourg. Allez vous reposer. Vous tombez de sommeil et je n’ai pas envie de vous voir ainsi lorsque vous me brancherez vos bidules à travers le corps. Je vous laisse vous installer. On se revoit ce soir.
-    Un croustillant aux amandes ? Ils sont excellents.

Comme si leur vie en avait dépendu, Marianne et Théo courraient autour du bassin pendant que leurs esquifs, jouets des courants d’air, taquinaient un canard placide et probablement cabotin. Le journal ne suffisait pas à m’extraire de la douce torpeur ensoleillée que j’avais allongée sur deux chaises de métal près du parterre de fleurs.
-    Papa ! Papa ! Viens voir, on fait une course !
Mes enfants avaient plus  besoin d’être regardés que d’être aimés. La sagesse populaire leur donne raison : loin des yeux, loin du cœur. C’était vexant pour le cœur indécis et confus d’un papa et j’essayais donc de rattraper mes absences en me prêtant de bonne grâce à leur jeux, même si, très vite, les jeunes baby-sitters assises sur le bord du bassin attirèrent davantage mon regard. Des essaims de joggers tentaient de résister aux outrages du temps et de la vie citadine. Entre les arbres, un public hétéroclite rafraîchissait notre humanisme essoufflé par la pratique d’arts martiaux exotiques. Sur les chaises, des lecteurs absorbaient les dernières techniques informatiques ou s’imbibaient consciencieusement de culture. Les jardiniers taillaient les arbres du parc.
L’après-midi se poursuivit par quelques autres parcours rituels : barbe à papa, poneys, glaces et, pour finir, l’enclos ultra sécurisé où les gosses de riches découvrent l’aventure. De l’autre côté du grillage, je réinstallai mes propres rituels – deux chaises, un journal – mais mon esprit s’envolait constamment vers l’azur des coquillages ou le quadrille écarlate de mes globules. Ces réminiscences se mêlaient aux cris des enfants pour produire un cocktail hypnotique dont me tiraient seules quelques représentantes de la gens féminine venues réviser sous les marronniers. Au cœur de ces délices urbaines, une conversation parvint à mon oreille.
-    Quel joli parc ! C’est là que vivait la reine ?
-    Regarde ces enfants, comme ils sont beaux et comme ils semblent heureux !
-    Si on appelait Ahmed. Il doit être chez lui maintenant. … Allô, Ahmed ? … oui, c’est Tania et Sharif… nous sommes arrivés hier… oui, pas très bien…
Des banalités lointaines s’égrenèrent encore quelques instants avant que je ne faillisse tomber de ma chaise en réalisant que je suivais une conversation dans une langue qui m’était totalement inconnue ! Mon émoi troubla cet entendement comme une pierre brise le miroir d’une eau dormante. Je me retournai pour découvrir un couple d’Africains à qui j’adressai mon plus beau sourire :
-    Where are you from ?
-    Djibouti.
-    And what langage are you speaking ?
-    We are from Ethiopia, we speak amharic.
Je sentais déjà quelques mots inconnus revenir en moi lorsque j’aperçus Marianne et Théo sauter dans les bras de Véronique qui me sembla plus belle que jamais.
-    Ça va ? Tout s’est bien passé ?
-    Ça va. Je me réveille… et toi, ta journée ?
Je laissais repartir Véronique et les enfants pour tenter de me plonger en moi. Ce n’était pas si facile tant je résonnais du monde qui m’entourait. Faire le point se résume toujours à se placer en rapport à deux ou trois objets supposés fixes. Cela ne donne pas l’image du navire. Dans mon cas, les objets qui me définissaient changeaient à la vitesse à laquelle se libéraient les chaises en métal vert du parc. Une fois de plus, je venais de laisser partir Véronique et les enfants.

Avant même la vision, c’est l’odeur qui me cloua sur le pas de la porte. Ma garçonnière était transformée en hôpital de campagne. Les quelques meubles du salon s’entassaient dans un coin pour faire place à ce que ma culture cinématographique reconnaissait comme un bloc opératoire : atmosphère confinée par des bâches de plastique transparent, tuyaux, écrans de contrôle, lit de camps aseptisé. Autour de cette tente monstrueuse, des appareils abscons trônaient victorieusement sur mes chaises et, pour certains, à même le parquet. Les persiennes étaient tirées. Bedonnant et rougeaud comme un boucher de quartier, Darien me souriait de toutes ses dents.
Ce mélange de domestique et de médical me fit revivre la naissance de Théo dans une clinique progressiste de la capitale. La baignoire en rognon et les papiers peints psychédéliques ne suffisaient pas à cacher l’odeur du lazaret. Voir Véronique branchée à des machines qui traduisaient sa vie en courbes sinusoïdales fut une expérience traumatisante qui me laissa presque sans force pour réagir à tous les traitements barbares infligés à mon nouveau-né. Un bon père refuse-t-il que l’on arrache son nourrisson des bras de sa mère pour lui mettre dans l’œil la substance qui annihile la probabilité, infime mais réelle, d’une maladie terrible ? Que pèse le câlin d’une parturiente épuisée face à la nécessaire prise de sang du praticien ? Je sentais qu’en passant le seuil de ma porte c’est moi qui jouerai cette fois le rôle du nouveau-né.
-    Etait-il question de cela lorsque nous nous sommes quittés ce matin ? Qu’est-ce qui vous a pris ?
-    Le secret mon cher ! Si nous découvrons, comme je le crois, un gène ou une molécule sympathique nous serons tous deux plus riches que vos rêves les plus mégalomanes peuvent l’imaginer !
-    Vous avez le chic pour donner les bonnes réponses ! Peut-on ouvrir les fenêtres ?
-    Accordé. Mais les contrevents restent fermés.
Nous débutâmes sur ces bonnes paroles une cohabitation chaotique qui s’apparentait plus à la course contre la montre qu’à la construction d’une cité idéale. Darien se devait de donner le change à ses collègues et nous nous voyions donc surtout les nuits et les week-ends. A l’excitation des débuts s’ajouta la fatigue. Elle furent bientôt assistées par la frustration de ne pas trouver aussi vite que prévu. Pour ma part, même si les média ne parlaient plus de l’Ethiopie, je savais qu’un autre compte à rebours avait commencé.
Abandonnant à Darien les investigations que permet notre science, je me livrais en secret à d’autres expériences, plus distrayantes. Je cultivais mon don des langues. Je tentais tout d’abord de rééditer mon illumination du Luxembourg en zappant sur les chaînes les plus exotiques qu’offrait ma parabole. Le succès fut mitigé. Je comprenais quelques mots ou de rares phrases, sans savoir si je devais ces succès à mes talents ou bien à ceux du réalisateur. Je changeais alors de méthode en passant sur le terrain. Je traînais à longueur de journée dans les épiceries tamoules, les kebab salonu turcs ou les pâtisseries chinoises. Les progrès furent foudroyants. De retour chez moi, je suivais sans trop de problèmes les émissions des contrées visitées durant la journée. Confiant dans mes talents, je les utilisais sans vergogne pour satisfaire ma fringale de rencontres féminines.
Gardant pour moi les curiosités de ma nouvelle idiosyncrasie, je me soumettais docilement aux fastidieux examens de Darien. L’urine, les crachats et les excréments renâclaient à confirmer ce qu’avait annoncé le sang et qu’il refusait maintenant de répéter.
Parfois, Darien s’énervait. Il apportait à la maison de nouveaux appareils et d’autres repartaient. Parfois, il m’emmenait de nuit à son laboratoire pour se livrer à de savantes manipulations. Mon esprit restait étranger à ces recherches mais, au bout de trois semaines, il ne me restait plus qu’un seul fluide à ne pas avoir subi les épreuves de Darien. Je lui sus gré de la délicatesse avec laquelle il quémanda la chose. Il laissa traîner quelques revues suggestives en compagnie d’une éprouvette. Je continuais de voir Sarah, mais je n’eus pas le cœur de lui demander ce service. Je choisis d’emprunter la voiture de Darien et, dans le délai requis, je livrai quelques centilitres d’un baume exprimé professionnellement de mes entrailles. Bercé par ce modeste viatique de douceur, j’allai me coucher et fermai la porte sur un Darien plus laborieux que jamais.
Le lendemain matin, les mille petits bruits sourds et cristallins du laboratoire se poursuivaient dans la pièce d’à côté. L’odeur de café froid insinuée sous ma porte donnait à comprendre que Charles avait passé la nuit sur ses machines. Il ne m’entendit même pas lorsque je pénétrai dans la pièce.
-    Bonjour Charles ! T’as encore bossé toute la nuit ?
Il sursauta.
-    Ça y est, je crois que tes entrailles ont craché leur secret. Ce n’est pas gagné, mais j’ai enfin une piste sérieuse. A certains moments, les molécules de ton organisme se réorganisent de façon tout à fait régulière : du cristal ! Enfin, ça y fait penser. Cet état te confère probablement des qualités inédites. En résumé, je n’ai pas encore trouvé cette foutue molécule ou ce foutu gène, mais je connais ses effets et je devrais arriver à mettre la main dessus tôt ou tard.
-    Si c’était aussi simple, pourquoi mon sang perd-il les caractéristiques qui t’ont tant excité ?
-    Tu as vraiment le chic ! Mais bon Dieu, parce que c’est la vie ! Ça bouge, ça change ! Grise la théorie, verts les arbres, d’or la vie.
-    Et tu penses être assez malin pour en venir à bout ?
-    Regarde ces bécanes : c’est ce qui se fait de mieux. Si je n’y arrive pas, personne n’y arrivera. Prépare-toi à entrer dans l’Histoire. On va renvoyer les équipes australiennes dans leurs élevages de kangourous !
Charles ne semblait pas beaucoup aimer les chercheurs de Sydney qui soufflaient régulièrement des brevets à son équipe. Je lui opposai pour la forme quelques réserves propres à rendre plus hypothétique notre succès, mais cette réussite était mon souhait le plus cher et ce souhait pesait plus lourd que tous mes arguments. Le lyrisme de Charles était communicatif. En allant chercher notre lot quotidien de viennoiseries, je me surpris même à siffloter un air à la mode.
Il s’ensuivit une nouvelle période de travail acharné. Charles était mû par une exigence intérieure qui le rendait cassant, voire intolérant. Il devint une taupe monomaniaque. L’espoir de toucher au but semblait justifier toutes les outrances, toutes les privations. Heureusement, ses occupations officielles ne lui laissaient que quelques heures de libres par jour et de longues promenades dans Paris suffisaient à me faire accepter quelques vexations.
Je commençais à compter les jours. Charles, il faut bien le dire, n’était pas étranger à la sourde inquiétude que je ressentais. Un soir où je l’accompagnais dans son laboratoire, j’y découvris des dizaines de souris dont les cages portaient des inscriptions suggérant des manipulations génétiques. Je n’osais pas imaginer la nature de ces expériences et Charles ne m’en dit rien. Je ne posai pas de question et nous procédâmes à nos expériences sous les regards chavirés de ce troublant cheptel. Un peu plus tard, pendant que Charles finissait d’analyser les résultats de notre cent millième expérience, je me mis à feuilleter les livres et les revues qui s’entassaient sur son bureau. Lorsqu’il revint, je lui demandai quelques conseils de lectures et je repartis avec quelques manuels. Très vite, je me mis à dévorer la bibliographie de base et nos discussions se firent plus techniques. Seule l’habituelle cuistrerie scientifique de Charles me garda de remarquer combien rapides étaient mes progrès. Malgré tout, je n’arrivais toujours pas à comprendre en quoi ces livres parlaient de moi.
Un jour, Charles m’apprit le retour à Paris de Carl et de Ludo.
-    Ils n’ont pas perdu de temps. Dans deux mois, ils publieront le premier volume des œuvres de Jean-Baptiste. Sponsor : Biosoft !
-    Le marchand de cosmétiques ? Que viennent-ils faire là-dedans ?
-    C’est le numéro un mondial de la pharmacie, rétorqua Charles avec un air consterné. Je pense que tes camarades n’auront plus de problèmes pour financer leurs recherches sous les tropiques.
Bien que je n’eusse jamais fait partie de leur sérail académique, cette captation d’héritage expliquait peut-être le silence de Carl et de Ludo. Bizarrement, je n’avais toujours pas envie de les voir et Charles partageait cette prévention.
Les recherches piétinaient. Je commençais à me demander si je ne résistais pas inconsciemment à tout cet attirail scientifique. Mais Charles me rassurait en écartant ces craintes d’un geste de la main. Dans ses bons jours, il m’appelait sa « Pierre de Rosette » et me disait qu’avec une équipe les choses se seraient faites plus vite. « Encore un peu de patience et nous seront riches » promettait-il régulièrement.
Comme pour me convaincre que la vie continuait comme avant, je laissais l’habitude réinstaller en moi ses parcours d’autrefois. Maintenant, la débauche et la promenade avaient remplacé le sport et la culture. Je me contentais de traîner dans Paris à la recherche de l’aventure qui satisferait mes génitoires et mon surprenant don des langues. Je renouai d’anciens contacts, ravivai de vieilles liaisons. Mais je ne sus pas revenir chez Véronique. Mon cœur et le reste étaient encore trop barbouillés pour que je reprenne le chemin de cet ancien festin. Ma sœur Irène, qui militait dans une organisation d’éco-guerriers tentait sans grand succès d’allumer en moi la flamme militante. J’acceptais toutefois de l’accompagner à la grande manifestation du 11 juin contre les OGM. A l’annonce de cette décision, Charles se contenta de maugréer ironiquement sur ses éprouvettes et il me laissa partir sans un mot. Il m’inquiétait. Depuis plusieurs jours je l’avais senti distant, dissimulateur parfois.

« Nourris de cadavres et d’excréments ». La place singe un centre commercial en fête : calicots, éventaires variés, Monsieur Loyal, bateleurs, musiciens, écran vidéo géant pour montrer ce qui n’est jamais montré, les légumes malades, la terre qui meurt, le bétail nourri d’immondices, les veaux qui marchent pour la première fois lorsqu’ils vont à l’abattoir, cassés, fracturés, probablement fous déjà comme ces millions de volailles grandies au cœur d’une usine dont nos assiettes sont l’exutoire. La foule scande : « Vous bouffez de la merde », je ris, l’écran surenchérit, nous promet le pire. Le soleil, l’eau, l’espace, jadis gratuits, sont désormais empoisonnés ou hors de prix. Le business impose ses graines trafiquées pour que tout se paye, bientôt, il faudra payer pour bander, l’expulsion du paradis nous avait déjà coûté le contrôle volontaire du membre (l’homme est le seul primate  démuni de baculum, l’os pénien magique pour les problèmes de rigidité !), l’industrie travaille à ce nouveau marché, l’ultime peut-être, celui qui remplace tous les autres, le désir sous tutelle, un baculum payant, l’extase artificielle comme Tristan, shooté à l’élixir, et comme Tristan, la mort, la fin misérable des truqueurs superbes.
Le cortège s’ébranle « Nourris de cadavres et d’excréments ». La foule, mélange de devoir, de peur et de colère, a l’allure des grands soirs ; le martèlement des slogans soude ceux qui ne se rencontrent jamais et qui se découvrent ensemble un destin. Les milliers de poitrines qui m’entourent grondent de plus en plus fort. Le reflet du cortège s’étire dans les vitrines. Banderoles contre slogans, les marques tiennent la ville. Arrivés rue de Rivoli, les charmes du dire se sont taris et l’agir revendique sa place. Les pub de Biosoft, multinationale des biotech, sont lacérées, les panneaux sont détruits. Quelques devantures volent en éclats, je revois les cadavres de Djibouti, je sens le goût du sang et je sais que l’histoire se termine mal. Je cherche des cibles.
Puis viennent les Halles. Accent circonflexe placé sur une capitale incapable de dire non lorsqu’on a remplacé sa fortune alimentaire par des jeans et des hamburgers enfouis dans un trou dont l’unique audace est de rappeler ce qu’il a détruit. Architecture de la honte. La foule s’engouffre dans les boyaux où l’on tente de cacher le centre de Paris. Beaucoup portent sur le dos les vêtements que les mannequins portent dans les vitrines. Ils ont dans le ventre la pitance qu’un clown sinistre les invite à consommer, et dans la tête les images qui s’étalent sur les affiches. Je vois quelques enfants, les bras chargés de marchandises. Ils cassent. Ils piétinent, gaspillent, enfin, ivres d’une fureur suscitée par l’impuissance, ils mettent le feu. « On a raison de foutre le feu » chantaient leurs idoles, disque d’or d’une multinationale modèle. Au fond du trou, je vois descendre vers moi les fumées noires échappées des vitres brisées du centre. A Djibouti, mes troupes sacrifient des vies, ici, nous détruisons des produits fabriqués dans des usines construites au loin grâce à nos économies placées au meilleur taux. La tentation est grande de participer à l’autodafé de tous nos mensonges, des succès autoproclamés, mais la fumées me fait tousser et dans un spasme je me souviens de mon rendez-vous. Encore trois jours. Tout se trouble, j’enjambe les bidons de white spirit et je m’échappe par le dernier escalier encore libre. A la surface, pompiers et policiers tentent de faire leur travail dans une pagaille indescriptible. Je titube jusqu’à la Seine au bord de laquelle je m’assois pour reprendre mon souffle.
Tout est calme. L’implosion des Halles attire vers elle les passants. Je reste seul. Personne ne vient vers moi. Irène ! J’ai perdu Irène ! S’il lui était arrivé quelque chose ? Je m’en veux maintenant de m’être laissé conduire par cette foule aveugle au point d’oublier ma petite sœur. Je rallume mon portable et compose son numéro en archivant un message que je n’écoute pas.
-    C’est Daniel. Où es-tu ?
-    A Strasbourg Saint-Denis. Tu t’en es sorti sans problème ? … Quelle merde, j’ai bien failli crever. Tu viens me rejoindre ? Je meurs de faim. Que dirais-tu d’une virée chez Lemoine ? On a bien mérité ça !

Sur le chemin qui me ramenait chez moi, bercé par la Coulée de Serrant, je me souvins du message négligé trois heures plus tôt. C’était Darien qui me demandait de le rejoindre aussitôt possible après la manifestation. Je vis qu’il avait essayé de me joindre plusieurs fois en plus de ce message. Même si la sonnerie n’aurait pas été plus dérangeante que bien des conversations qu’il nous avait fallu subir, j’avais éteint mon portable durant le dîner. Irène avait des principes.
En m’engageant dans l’impasse Mousset, j’étais persuadé d’arriver trop tard au rendez-vous, mais une camionnette vert pâle arrêtée devant ma porte me remit en mémoire le ton pressant du message de Darien. Nous étions, Charles et moi, si peu coutumiers des visites, qu’un lien me sembla s’imposer malgré tout entre le message et la camionnette.
Au moment de pousser la porte, j’entendis un bruit sourd et je compris que les fenêtres étaient fermées derrière les contrevents. L’espèce de défiance qui s’était installée depuis quelques jours entre Charles et moi me poussa sur le rebord de la fenêtre pour épier par les jours des contrevents ce qui se tramait à l’intérieur. Le spectacle valait bien un peu de gymnastique. Charles se débattait entre deux gaillards sortis tout droit d’un podium olympique de judo. Ils ne ressemblaient pas à la racaille désormais familière des arts martiaux, mais apparaissaient comme des professionnels ennuyés par un problème. « Je ne sais pas où il est ! Téléphonez à Belholavec ! » hurlait Charles en gigotant. Dans ses yeux, je lisais une mystérieuse terreur. Les deux hommes le mirent à plat ventre sans ménagement et l’un d’eux lui planta dans la jugulaire une seringue dont l’effet foudroyant permit aux deux lascars de se libérer pour remettre de l’ordre à leur tenue dérangée. Sa cravate resserrée, le plus petit se dirigea vers la porte. « Quel con » dit-il dans un soupir.
J’agrippai prestement la gouttière pour me hisser sur la terrasse où, dissimulé derrière un muret, j’entendis plus que je ne vis le départ forcé de Charles.