Je restais longtemps sur la terrasse où je tentais de puiser un hypothétique réconfort dans le parfum des hellébores, unique essence de mon jardin suspendu. J’avais fui les tueurs de Djibouti dans les bras de Darien et voilà que la science m’abandonnait. Pour couronner le tout, je n’avais toujours pas la moindre idée de ce que je dirai à mon église éthiopienne deux jours plus tard.
Le cri de Charles me laissait supposer que j’étais la cible des malfrats et j’appréhendais donc leur retour. Qui était Belholavec ? Que faire ? Je ne songeais même pas à la police tant la dissimulation s’était installée depuis Xanour. Je me dis avec frayeur que n’avoir pas d’ami c’est être fou, puis je me rassurais en sentant l’ouverture en moi. Malgré tout, le compte des gens chez qui je pouvais débarquer à deux heures du matin fut vite fait. J’embarquai deux, trois bricoles et j’allais finir la nuit dans un petit hôtel près de la Gare de Lyon. Le plus urgent était de rassembler les morceaux.

Le lendemain matin, le titre qui barrait le journal sur la table du petit déjeuner me fit presque oublier mes problèmes :
Emeutes aux Halles – 67 victimes dans l’incendie
Je remontais le thé dans la chambre où mon téléphone portable achevait de se recharger. J’appelai Véronique.
-    Tu ne t’es pas pressé de me rassurer ! Heureusement que ta sœur a téléphoné.
-    Je suis désolé. J’ai quelques problèmes en ce moment et..
-    N’en rajoute pas. Ce ne sont pas des reproches. J’étais inquiète. C’est tout.
Les événements se précipitaient et l’incendie de la veille me semblait presque déjà trop loin. J’avais même envie d’en plaisanter (« Tu sais bien que j’ai toujours détesté les barbecues »)… Je me contentai d’ajouter :
-    Du courrier pour moi ?
-    Deux, trois bricoles, mais ce matin l’employé du gaz t’a réclamé. Il paraît que vous sympathisâtes jadis.
-     ? ? ?…
Cette raillerie qui visait mon goût de l’imparfait du subjonctif fit resurgir l’image saugrenue de mon passé…En tous cas, j’avais la confirmation de ce que je cherchais vaguement en appelant Véronique. Je tentai par avance de la rassurer sur ce qui nous attendait mais je m’empêtrais et ne fis que redoubler ses inquiétudes. J’imaginais – les séries B laissent des traces - ma famille en otage, des courses poursuites à 200 à l’heure dans les tunnels de la capitale, du sang, de l’argent peut-être, du sexe sûrement. Véronique sentit mon esprit s’échapper et me laissa raccrocher pour tenter de trouver une parade à ces développements insipides et rebattus. Tâche difficile.
La matinée se poursuivit par d’autres coups de fil qui me révélèrent la sollicitude dont j’étais l’objet. Après le sympathique employé du gaz, c’était ici des amis d’enfance qui recherchaient ma trace, là mon ex-collègue qui fêtait son anniversaire de mariage. Mes poursuivants avaient des moyens mais manquaient d’imagination. Comme toujours durant les offensives de la perplexité, je me préparais pour une promenade. La marche – privilège de la bipédie ? – a toujours stimulé la réflexion. Avant de sortir, je cédai néanmoins à la tentation d’une zappe posée sur la table de nuit. Toutes les chaînes d’information parlaient de l’incendie des Halles sans que j’arrive à reconnaître les images ou les événements dont il était question. Heureusement le reportage touchait à sa fin et ce fut le tour des autres actualités avec leur cortège d’horreurs insipides et quotidiennes. Soudain, ma maison apparut sur l’écran :
« Nous apprenons à l’instant la mort tragique du professeur Charles Darien, retrouvé sauvagement mutilé dans une maison de l’Impasse Mousset à Paris. Le professeur Darien, biologiste de renom, animait une équipe à la pointe des recherches sur le génome humain et sa mort nous prive d’un de nos meilleurs savants. Le locataire de la maison de l’Impasse Mousset est activement recherché par les forces de police. Il s’agit de Daniel Adelaïde, un homme d’affaire en difficulté. Toutes les informations concernant ce crime peuvent être communiquées au 0 800 656 565. »
Dès la mention de mon nom, je sentis mon visage s’altérer pour correspondre le moins possible à l’image que l’on donnerait de moi. Je triturai vainement la zappe : aucune chaîne ne prenait ma défense. J’éteignis le poste pour retourner à l’exploration des abîmes de ma perplexité. L’attribution et la diffusion si rapide d’un numéro vert pour une banale affaire de meurtre – on tue tous les jours à Paris – me fit enfin comprendre que j’étais dans le pétrin. La promenade semblait compromise et je cherchais désespérément une autre manière de faire fonctionner mon cerveau.
Xanour, Trident, molécules, Darien, camionnette : je calligraphiai ces mots sur le papier de l’hôtel et troquais la bipédie pour le canapé d’analyse. Je m’allongeai sur le dos pour tenter de me figurer les possibles liens entre tout ce qui m’arrivait depuis trois mois. Je troquai la bipédie pour l’analyse sur canapé. N’importe quel scénariste aurait trouvé la recette pour faire de ces éléments une histoire plausible. Mais je ne trouvais pas les mots. La mort de Jean-Baptiste et les éventrés de Djibouti s’étaient échappés dans l’exotisme et j’en avais pris prétexte pour tenter d’oublier tout ça. Il y avait maintenant une église qui m’attendait et le cadavre de Charles dans mon salon. En moi, quelque chose s’était métamorphosé, quelque chose que Charles n’avait pu capturer. Il avait beau frotter patiemment toutes mes cordes, nos instruments ne sonnaient pas et même si je pensais vouloir sa réussite, j’étais resté rétif à toutes ses tentatives. Il était mort,  sauvagement mutilé. Pourquoi tout semblait-il si loin de moi ? A cette heure impie j’aurais volontiers troqué la glossolalie contre un brin de jugeote supplémentaire. Le téléphone me tira de mes rêveries.
-    Ne quittez pas s’il vous plaît, je vous passe M. Martin.
-    Bonjour M. Adélaïde, c’est Jiri Martin, de Biosoft.
-    Bonjour.
-    J’aimerais vous inviter à dîner ce soir.
-    Est-ce vous qui avez téléphoné à ma famille ? C’est vous qui me recherchez ? Qui cassez les pieds de mes amis ?
-    Quelle idée ! Vous êtes dans la chambre 24 de l’Hôtel du Canal, pourquoi enverrai-je mes hommes importuner vos relations ? Cela ressemble diablement à la concurrence. Darien bouffait à tous les râteliers.  Enfin… cela vous donne une idée du marché et, vous dissuadera, je l’espère, de travailler avec d’autres sociétés que Biosoft.
-    La concurrence, comme vous dites, semble employer des méthodes plus aimables avec ma famille que celle dont vous avez fait usage avec mon ami Darien, sondais-je.
-    Darien n’était pas votre ami. Et puis, si je suis co-auteur du scénario, je ne suis pas responsable de la mise en scène. Il y a parfois quelques fautes de goût. Nous pourrons parler de tout cela ce soir. Que diriez-vous de 21h à l’Ambroisie ?

Martin devait être un habitué. Le chasseur me dit qu’il était déjà là et m’indiqua sa table sans hésiter. Cinquante ans, grand, mince, élégant, soigné. A la boutonnière, il arborait fièrement le trèfle à quatre feuilles de la société dont il était l’un des directeurs.
-    Je vous ai fait attendre ?
-    Mais je vous en prie ! J’en profitais pour relire quelques pages de Bouvard et Pécuchet. C’est une de mes lectures favorites. J’y découvre chaque fois de nouvelles choses. Avez-vous remarqué les similitudes avec Don Quichotte ?
-    On dit que Gustave Flaubert a appris à lire dans le Quichotte, dis-je machinalement.
-    Je l’ignorais. En tous cas, Bouvard, Quichotte et Pécuchet se ressemblent beaucoup. Tous prennent des coups pour l’amour des livres dans lesquels ils ont placé leur foi. La critique vulgaire fustige leur bêtise et voit dans ces livres des satires. Elle se trompe.
-    Je suis d’accord avec vous, ces personnages ne sont pas des idiots, ce sont des saints. Ils n’ont de cesse de faire le bien même si leurs efforts ne sont pas toujours couronnés de succès.
-    Des saints… oui, quelque chose comme ça, dit pensivement Martin. Des martyrs...
La conversation avait commencé sur le ton du salon, mais très vite je fus obligé de faire appel à toutes mes ressources pour ne pas dire trop de bêtises. Cet homme avait le sang de Charles sur les mains et je découvrais avec effroi l’anesthésie que provoque le crime. Martin savait y faire et je redoutais le moment fatidique où les vrais problèmes seraient abordés. Je commençais même à douter de mes capacités à résister à la multinationale au trèfle à quatre feuilles, bête noire d’Irène et de ses amis. Le savoir-vivre de Martin habillait son savoir-faire. Il n’aborda qu’au café le sujet qui nous réunissait :
-    Voyez-vous mon cher, votre organisme représente pour nous la promesse de pouvoir immuniser l’humanité contre ses maladies.
-    Qu’est-ce qui vous fait croire une chose pareille ?
-    Le docteur Darien nous a remis un échantillon de votre sang et nous l’avons soumis à toutes sortes de sévices bactériologiques, viraux et mécaniques sans qu’il ne bronche. Vous semblez indestructible. Il y a là-dedans beaucoup de choses qui nous échappent encore. Mais les promesses sont considérables.
-    Vous comprendrez que la mort de Charles m’a rendu méfiant.
-    Bien sûr, je vous comprends… Vous savez, les négociations n’aboutissaient pas avec Darien. Il a même essayé de breveter certaines molécules pour nous mettre devant le fait accompli ! 
Naïveté de la science ! Breveter le poste de radio parce qu’on y entend une émission intéressante.
-    Mes hommes craignaient une manœuvre de sa part, reprit Martin, ils se sont affolés. Quant à son destin, c’est du ressort d’un sous-directeur pressé de bien faire. Rassurez-vous, il a été sanctionné.
-    Vous auriez dû le remettre à la police plutôt que d’organiser ce traquenard grotesque, criai-je en troublant le calme feutré du palace.
-    Au risque de vous choquer, venons-en à l’essentiel. Biosoft emploie directement deux cent cinquante mille personnes dans le monde, de nombreuses régions dépendent de nous ou de nos sous-traitants et des myriades de retraités vivent de nos revenus boursiers. Cela peut vous sembler anecdotique, mais tous les ans nous sauvons aussi des millions de vies humaines. Même si je regrette ce qui s’est passé, Darien ne compte guère dans ce destin.
-    Votre cynisme me tétanise. La vie n’est-elle pas sacrée pour vous ?
-    M. Adélaïde, nous gagnons notre vie en en sauvant, des vies. Je comprends vos préventions, mais un simple exemple vous fera mieux comprendre mon propos. Un quart du million de prisonniers russes est tuberculeux et bon nombre de ceux-ci sont poly-résistants aux médicaments. S’ils sont libérés, comme la loi l’exige, ils mettront en circulation des bacilles résistants à tous traitements et feront des millions de morts. Faut-il les exécuter ? Les garder en prison ? Biosoft vient de présenter un projet de ville laboratoire où ces malades pourront travailler tout en servant à la recherche.
-    C’est ce que vous me proposez ?
-    En substance oui, mais dans des conditions sensiblement meilleures. Satisfaction de tous vos rêves. Luxe, plaisirs, certitude de ne rien rater de ce qui vous passionne de par le monde, une liberté de mouvement presque totale et, quoiqu’il en soit, infiniment supérieure à celle que vous avez pu connaître jusqu’aujourd’hui.
-    Et si je refuse ?
-    Vous prenez à défaut ma perspicacité. Je ne vois aucune raison de refuser. Personne au monde ne peut vous proposer un dixième de ce que nous offrons et le déficit pécuniaire qui résulterait de votre refus se traduirait dans les mêmes proportions sur les bienfaits humanitaires de l’opération si vous décidiez de travailler avec la concurrence. Avec nous vous êtes assurés du succès médical et financier. Vous deviendrez un des plus grands bienfaiteurs de toute l’humanité.
Je m’esquivai vers les toilettes… plus pour faire bonne figure que pour chercher une échappatoire. Dans ma tête, l’affaire était conclue, mais, dans les bonnes maisons, on feint de ne pas se précipiter sur les bonnes choses. Non, je n’hésitais pas, ce furent plutôt mes jambes qui cherchèrent à se dégourdir après un séjour trop long sous la table. J’eus beau scruter le fond de la pissotière, puis mon image éméchée dans le miroir, je n’y trouvai nulle raison de résister à la proposition de Biosoft. En sortant des toilettes, je m’égarai dans les couloirs où je rencontrai Philippe, le cuisinier de la maison. Je l’avais autrefois connu dans une enseigne plus modeste et j’avais tout de suite senti planer son génie sur mon assiette. Je l’abordai d’une révérence :
-    Maître, vous nous régalâtes !
Dans le même registre théâtral, il se prit la tête dans une main :
-    M’appelle pas maître, j’apprends tous les jours. Je suis un élève ! Bientôt, ils vont venir m’examiner. Il faut que je m’améliore… Laisse-moi travailler !
-    Mais ce savant dosage de sucre pour caraméliser le fondant au chocolat ! Et l’équilibre irréel de la nage de brochet !
-    Je savais que quelqu’un le remarquerait, dit-il en trépignant, je le savais !
Puis, dans le registre du quotidien :
-    Quoi de neuf ?
-    Ça va. Et toi, comment ça se passe ici ?
-    Ça baigne, je ne suis là que le soir. Le matin, stage de pâtisserie chez Nerval et, à midi, visite à la concurrence.
-    A ce propos, tu te souviens de ma sœur ? Irène… On est allé chez Lemoine ensemble. Il m’a déçu !
-    Je sais, c’est un des grands, mais maintenant, il fait à manger…
Nous étions arrivés au pied de l’escalier qui remontait dans la salle où m’attendait Martin lorsque cette phrase me fit l’effet d’une décharge électrique.
-    Philippe…
-    Oui ?
-    Je suis attendu là-haut par quelqu’un que je n’ai pas envie de revoir.
-    Martin ?
-    Oui. On peut sortir par derrière ?
-    Non… Que fais-tu avec ce gros con ? … Le seul moyen de t’esquiver c’est la cave, mais c’est un vrai coffre-fort. Il faudrait demander les clefs au sommelier. Attends-moi deux minutes, j’arrive.
Philippe ne tarda pas à me rejoindre en compagnie de l’homme au costume impeccable qui nous avait servi les meilleurs vins de la maison.
-    Monsieur souhaite visiter la cave ? Veuillez me suivre.
Une porte dérobée s’ouvrait sur un long escalier menant à des voûtes de pierres.
-    Les caves sont du XVIe et contiennent à peu près 80 000 bouteilles dont quelques crus uniques…
-    Bon, s’esclaffa Philippe, merci pour la visite guidée, t’aurais rien à nous faire goûter ?
-    Ah, je vois, Monsieur est un ami de Môsieur… On m’a retourné tout à l’heure un Petrus de 90, prétendument bouchonné. Avec quelques rondelles de saucisson, cela devrait faire l’affaire.
-    Tu vois Daniel, l’absence d’originalité n’est pas toujours un défaut.
Vingt minutes plus tard, nous n’avions toujours pas trouvé la moindre trace de bouchon dans la bouteille de Château Petrus et j’envisageais de me retirer. Une fois encore, Philippe avait tout prévu.
-    Un petit souvenir pour notre ami Daniel ?
-    Ce Château Giscours dont l’étiquette s’est mystérieusement abîmée ? Mais je préfèrerais que vous sortiez par derrière, la direction recrute des seigneurs mais prétend gouverner des boutiquiers… si vous voulez bien me suivre.
Un couloir nous mena dans la cave d’un immeuble voisin.
-    La prochaine porte à droite vous remontera sur le boulevard. A très bientôt.

Martin devait s’être payé la visite de la cave lors d’un précédent banquet car il m’attendait sur le trottoir en compagnie d’un des deux judokas de la veille. Il ne paraissait pas énervé, mais sa politesse était un peu plus compassée qu’au repas.
-    Vous êtes incompréhensible Monsieur Adélaïde. Il est possible que je ne me sois mal exprimé : nous avons besoin de vous et nous sommes prêts à vous offrir tout ce que vous désirez. Tout…
Je réitérai mon exploit de Djibouti sur les parties génitales du garde et l’assortis d’un coup de genou dans la tête qu’il avait eu l’imprudence de baisser sous l’effet du premier choc. Martin parut très impressionné par la déconfiture de son champion. Il se mit à chercher dans ses poches intérieures quelque instrument propre à le préserver d’un tel sort. La bouteille de Château Giscours lui éclata en pleine figure et son sang se répandit avec le vin sur le trottoir souillé du Boulevard.
-    Arrête connard, tu veux me défigurer ? hurla-t-il enfin pareil à lui-même.
-    Quelle importance cela pourrait-il bien avoir au regard de toutes les souffrances du monde ? lui criai-je en prenant la tangente.

Certains petits gestes, le fait de céder à l’envie du moment, le caprice parfois, scellent plus nos destins que des années de réflexion. Cette idée très littéraire ne me consola que passagèrement de ma nouvelle galère. J’errais seul dans Paris, sans destination possible, craignant de ne pouvoir utiliser ni ma carte bleue ni mon téléphone portable, sans pouvoir espérer d’aide de personne. L’euphorie conférée par les breuvages du début de soirée se dissipait petit à petit et la touche romanesque de l’histoire disparut avec elle. Cela ne me fit toutefois pas oublier que les durs tombent de fatigue, piégés par des flics médiocres autorisés à dormir huit heures par nuit. Il me fallait un lit et j’étais en train de me demander lequel, du squat, de l’hôtel de passe ou du centre d’accueil, serait le moins dangereux lorsque je passai devant un distributeur de billets. Pensant que c’était peut-être l’ultime occasion de me servir de ma carte, je retirai le maximum autorisé tout en pestant de n’avoir pas cédé comme tout le monde à la mode du golden platinium.
C’est en me retournant, les mains pleines de billets, que je vois Etienne Ponge, négligemment assis sur la barrière qui borde le trottoir. Les présentations sont des plus conventionnelles :
- Le pognon ! … S’il te plaît.
La deuxième partie de la phrase est nuancée par une accentuation légèrement plus marquée. Elle est surtout ponctuée d’un geste qui permet d’admirer le pistolet d’Etienne. Certains arguments laissent sans voix. Je tends mes billets et vois mon voleur sauter avec souplesse par-dessus la barrière.
C’est à cet instant qu’arrive la voiture noire. Une grosse voiture nordique à l’allure paisible mais aux pare-chocs indestructibles. Tout à son fantasme d’élégance, Etienne fait une pirouette en arrière pour éviter le véhicule, alors que ce dernier tente de l’éviter en se rapprochant de la barrière. Probablement décontenancé par la réception du gymnaste sur son capot, le conducteur fait une embardée supplémentaire, causant ainsi la glissade fatale d’Etienne. Bientôt sa tête est coincée entre l’angle du pare-chocs et la barrière de métal. Lorsque la voiture s’immobilise vingt mètres plus loin, Etienne n’a plus de tête. Je suis caché par un gros platane et le conducteur ne me voit pas. Il attend vingt longues secondes et il repart. Même quand c’est la deuxième fois dans la même nuit que l’on voit du sang sur le bitume, ce genre de péripétie surprend encore.
En relevant les yeux, mon regard croise celui de Mathilda Deprince complaisamment exhibée sur une affiche de trois mètres sur quatre. Je leur dois la vie. La pub de Biosoft est là pour me rappeler à la prudence.
Le boulevard se trouvait absolument désert mais j’y regardai par deux fois avant de m’aventurer près du cadavre d’Etienne. Tout se passa très vite. Je lui retirai sa chemise, presque propre, lui enfilai la mienne et échangeai nos portefeuilles. Malgré un petit pincement je laissai dans le mien l’argent qu’il venait de me dérober et que je restituai donc au nouveau Daniel Adélaïde. Avant de déguerpir, j’expédiai le faux pistolet d’Etienne au fond du canal en espérant que ces supercheries grossières dissuaderaient l’identité judiciaire de s’intéresser aux empreintes, aux dents ou au code ADN d’Etienne. De toutes façons, je n’étais pas encore fiché dans leurs services et, avec la surcharge des tribunaux, ces manœuvres me laisseraient le temps de m’envoler pour des cieux plus cléments.

Le squat ne fut pas très difficile à trouver. L’immeuble se signalait par des inscriptions multicolores à tous les étages, des calicots, des machines célibataires et des plantes suspendues aux garde-fous des balcons. Je fus accueilli par trois jeunes activistes en conciliabule sur les canapés du porche. Au-dessus de leurs têtes flottait un étendard au graphisme éculé « Vigilance civile ». Fonctionnarisation des marges. Standard.
-    Salut ! Tu cherches un lit ?
Un partout ! Je me promis d’être moins prévisible à l’avenir puis opinai du chef en essayant de paraître aussi sympathique que mes interlocuteurs.
-    Pas d’alcool. Pas d’arme. Viens, je vais te montrer une place.
Les deux premiers étages étaient occupés par des salles d’exposition. Les murs étaient taggués et les œuvres que j’apercevais depuis la cage d’escalier délivraient un message alliant poésie et contestation radicale ; cyber-poubelles, robots, sculptures vidéo, rien ne me donna ce premier soir envie de différer le repos bien mérité qui m’attendait au cinquième étage.
Le squat ressemblait plus au château de la Belle au Bois Dormant qu’au Soviet de Petrograd. Les pièces que nous traversions étaient encombrées de gros cartons dont certains laissaient échapper des pantalons, des chemises ou des anoraks. Toujours les mêmes modèles. Parfois, quelques têtes émergeaient de ces amas de vêtements.
-    T’as compris le système ? demanda mon guide en désignant quelques ballots de vêtements dans une chambre inoccupée. Bon, bonne nuit.
Je me choisis des anoraks pour le matelas et découvris que l’on peut de quelques chemises se confectionner un drap tout à fait présentable.

-    Bonjour, moi c’est Juan.
-    Stef.
-    Je suis de la coordination. Je crois qu’on s’est vu la manif avant-hier ? Non ?
Je venais d’être réveillé par la musique expérimentale surgie des installations de la galerie et l’aspect avenant de la cafétéria du squat m’avait fait espérer un petit déjeuner tranquille. Pain complet, céréales, thé, café, jus de fruits s’étalaient généreusement sur le buffet en libre service.
-    Qui paye tout ça, trouvai-je la force de demander à Juan pendant que nous nous servions.
-    L’art business ! Ici, c’est vernissage permanent.
-    Ça rapporte tant que ça ?
Le sourire de Juan me fit me sentir comme un épicier de passage dans une vente d’arte povera chez Sotheby’s. Il ressemblait moins à une caricature de rebelle que ses camarades de l’accueil. Ses vêtements étaient entièrement noirs et la seule fantaisie de son look  résidait dans deux boucles de pirates qui lui battaient les joues. Il conservait le langage d’usage au squat, mais son élocution laissait entendre une intelligence et une éducation qu’on ne soupçonnait même pas chez les autres. Juan parlait de l’immeuble comme un cadre parle de son entreprise. Je savais d’expérience que l’équilibre serait difficile à trouver entre l’indispensable méfiance et la nécessaire collaboration.
-    Nous organisons une action pour dénoncer le massacre des Halles.
-     ?…
-    Nous sommes certains d’être tombés dans un traquenard. Les escaliers roulants descendaient tous lorsque l’incendie s’est déclaré. La grande industrie veut décapiter le mouvement pour garder le secret sur les OGM.
-    Mais nous avons distribué des milliers de tracts et toute la presse parle du danger de ces produits.
-    Cela ne suffit pas. Eux, ils ont des doubles pages dans les journaux, des lobbies qui font pression sur le gouvernement, des accointances avec la police. C’est la santé de millions, de milliard d’innocents qui est en jeux.
-    Sont-ils plus innocents que les victimes des tyrans à qui Van der Spiegel vend des armes ?
-    Je ne te propose pas la révolution, mais une action concrète. Si tu veux nous aider, le bureau se trouve au dernier étage. On a vraiment besoin de bonnes volontés.
Pour l’instant, j’avais surtout besoin de découvrir qui pouvait bien être Etienne Ponge et de préparer mon rendez-vous de la soirée. C’était ce soir-là que le faux douanier du port de Djibouti devait revenir me voir Impasse Mousset. Il fallait me décider à lui dire quelque chose. Le peu d’informations distillées par les media montrait que mon « Eglise » n’avait pas molli. Cela m’effrayait et m’excitait à la fois. C’était du sérieux. Ils m’avaient reconnu pour quelque chose ou quelqu’un que même mes amis n’avaient su déceler. Mais que leur dire ? Arrêter les massacres ? Ils n’y semblaient guère disposés. Massacrer ceux qui me faisaient des misères ? Partir ensemble évangéliser le monde ? Soixante-douze vierges au petit déjeuner ? Je ne savais alors qu’une chose : ils avaient reconnu quelque chose dont je ne m’esquiverais pas d’un pied de nez. Je savais surtout que je devais être sincère.
Il me fallait aussi voir Véronique pour la rassurer sur ce qu’elle avait appris et sur ce qui restait encore à venir. Je pris donc congé de Juan pour aller m’asseoir au fond de la brasserie au bar de laquelle Véronique venait tous les matins prendre le café qui lui donnait le courage d’affronter le bureau. Lorsqu’elle prit place en terrasse, je lui fis porter ce message : « RDV aux téléphones. Roudoudou » et je partis l’attendre dans la cabine où je téléphonai à l’horloge parlante pour me donner une contenance. Deux minutes plus tard, j’embrassais mon ex comme un fou sans rien trouver d’autre à lui dire que : « Ne t’inquiète pas. Je t’aime ». Je voulus puiser dans ses yeux pleins de larmes la force de m’enfuir mais je devais m’assurer qu’elle jouerait le jeu lorsqu’on lui présenterait les restes d’Etienne. « Fais-moi confiance. Je vais essayer de régler tout ça très vite… » Je comprenais de moins en moins ce qui me poussait à  faire souffrir cette femme.

Le temps de reprendre mes esprits dans le bus et je me postais en face de l’appartement d’Etienne. J’avais récupéré des clefs dans son jeans et je pouvais raisonnablement penser qu’elle m’ouvrirait la porte de son antre. Après avoir scruté ses fenêtres pendant près d’une heure, je pris l’air le plus détaché du monde et je montai les deux étages qui conduisaient à sa porte. L’immeuble était modeste mais Etienne avoir pris soin de faire graver une petite plaque de cuivre à ses initiales. Je le remerciai de cette coquetterie. Sur le palier désert je n’eus pas de scrupule à me tromper de clef deux ou trois fois. A l’intérieur, je fonçai vers la salle de bains. Elle ne contenait qu’une seule brosse à dent et nul ustensile ne laissait supposer qu’une demoiselle fût habituée du lieu. Bien que l’attitude d’Etienne m’ait en quelque sorte averti de cette solitude, sa constatation me soulagea. Je disposais de tout mon temps pour me mettre dans la peau du personnage.
Dans la salle de bains : haltères, banc d’exercices, extenseur, le parfait attirail pour forger l’homme nouveau. Notre mariage commençait mal. Pour le reste, Etienne était le client idéal. En moins d’une heure, j’avais fait le tour de l’appartement. Tout y était impeccablement rangé, classé, récuré. La vie culturelle occupait une étagère, la vie privée se contentait d’un tiroir et la vie administrative encombrait un carton relégué dans la penderie. Je découvris qu’Etienne était le fils unique d’un couple décédé trois ans plus tôt dans une catastrophe aérienne. L’appartement lui appartenait (les indemnités ?) et la plupart des factures étaient payées par prélèvement automatique sur un compte chichement et régulièrement alimenté par des virements. Pas de femme, pas de client, des relations, pas d’ami. Cela semblait presque trop lisse, comme lourd d’une menace inconnue, l’énigme du quotidien qui rend chaque être incompréhensible pour son congénère. Mais j’avais d’autres chats à fouetter et je me satisfis de cette compatibilité de surface. Un minimum de gestion ferait d’Etienne Ponge une excellente couverture pour les semaines à venir. Je fis main basse sur le chéquier et sur quelques centaines d’euros en liquide qui me permirent d’envisager la soirée avec optimisme.
Tout baignait. J’étais même en avance sur l’horaire. Je m’assis donc sur le canapé pour m’imprégner un peu plus du décor de celui que j’allais ressusciter. Si je n’avais pas su qu’Etienne avait trente-six ans, j’aurais juré qu’il s’agissait là du studio d’un étudiant de province qui passe tous ses week-ends en famille. Nulle réelle faute de goût, mais rien n’accrochait le regard, la fadeur et le détachement, une planque peut-être. C’est en cherchant le ton juste du caractère, que je me souvins des derniers instants d’Etienne. Il allait traverser le boulevard. Que diable allait-il faire de l’autre côté de ce boulevard désert ? Un complice ? Il m’apparaissait de plus en plus comme un solitaire abonné des clubs de rencontres louches sur Internet (Je résiliai tous ses abonnements). Non. Je voyais plutôt un véhicule dont l’abandon aurait pu me compromettre. Je fermai les yeux pour tenter de revoir le boulevard. Auto ? Moto ? Etienne n’aurait certainement pas laissé une plaque minéralogique le trahir… c’était un cycliste ! Je retournai fouiller la penderie du vestibule et je mis la main sur une pompe à vélo. Etienne était vraiment parfait. Sa bicyclette roulait aujourd’hui dans une banlieue où personne ne poserait de question propre à m’embarrasser. Je pouvais passer au problème suivant.

Il fut un peu plus épineux de me rendre Impasse Mousset, où j’étais connu de tous. Au fond, il est toujours plus difficile d’être soi-même. Je résolus de ne pas emprunter directement l’Impasse - cent cinquante mètre en cul-de-sac sans autres issues possibles que les portes de mes voisins - et je passais par les cours des immeubles qui la prolongeaient pour me réfugier sur le toit d’où j’avais vu le départ de Charles. Des scellés avaient été posés sur ma porte. J’aurais pu pénétrer chez moi par la verrière, mais je n’en ressentais pas la nécessité. L’heure du rendez-vous approchait et je n’avais toujours pas la moindre idée de ce que je pourrais bien dire à l’Ethiopien.
A l’heure dite, je vis arriver mon homme. J’espérais qu’il serait en voiture, comme la première fois, mais il était à pied. Il avait parcouru une cinquantaine de mètres lorsqu’il fut dépassé par une voiture de police d’où je vis descendre deux alguazils. Je tentai de faire signe à mon visiteur en veillant à ne pas être aperçu des policiers. Ceux-ci s’affairaient sur les scellés de ma porte et celui-là les rejoint sans m’avoir remarqué.
-    Monsieur ?
-    Je viens voir Monsieur Adélaïde.
-    Que lui voulez-vous ?
-    Nous nous sommes rencontrés à Djibouti et je lui ai promis une visite si je passais à Paris.
-    Désolé, Monsieur Adélaïde est décédé ! Mister Adelaïde is dead.
-     Ce n’est pas possible !
Mon visiteur ne resta que quelques instants les yeux dans le vague, mais les forces de l’ordre ne prêtaient déjà plus attention à cet étranger trop élégant. Il s’éloigna lentement et je mesurai combien nous sommes seuls et démunis face à la méchanceté de nos semblables. C’était une piètre consolation de voir qu’avec la police au moins mon stratagème avec marché. Je m’allongeai sur le dos pour admirer la lune et lui adresser une prière qui ne fut peut-être pas entendue. Une demi-heure plus tard, la voie était libre, mais le seul hypothétique soutien que je pouvais espérer avait alors disparu sans laisser d’adresse. J’avais raté mon rendez-vous.

En redescendant du toit, j’hésitais entre trois lits. Chez moi, la voie paraissait libre, mais je craignais un réveil difficile, des visites, des voisins, et puis, l’idée de dormir où Charles avait été découvert « sauvagement mutilé » me déplaisait. Je quittai donc discrètement l’impasse. Chez Etienne aussi, la voie semblait libre. Le lit, moins amusant qu’un tas d’anoraks, était fonctionnel et confortable. Et puis, il y avait une salle de bain privée, avec de vraies serviettes éponges qui remplaceraient avantageusement les chemises en usage au squat. Malgré tout, je me dis qu’il valait mieux attendre que le cadavre d’Etienne refroidisse pour occuper les lieux et je repris le chemin de mes anoraks.
Un car de police stationnait devant le squat. Je ne pouvais imaginer qu’ils m’aient déjà retrouvé, une heure à peine après m’avoir cru mort, mais je m’assis tout de même sur un banc pour attendre que cette menace décide de s’envoler. Immobile sur mon banc, baigné par un flux des noctambules pressés de courir à leurs distractions je me pris à rêver de déserts.
Je commençais à m’impatienter, lorsque Juan vint s’asseoir à côté de moi. Il me salua d’une bise d’usage.
-    T’inquiète ! Ils sont là pour faire un peu de provoc, mais ils ne peuvent rien. Les services sociaux sont avec nous !
-    Je prenais le frais avant de retrouver mes anoraks... A propos, d’où viennent tous ces vêtements ?
-    Un grossiste en faillite. Le propriétaire de l’entrepôt nous a remercié de le débarrasser de tous ces cartons. Mais viens, ne reste pas là. Ce soir on fait la fête.

Les deux étages d’exposition baignaient dans une demi pénombre ou des jeux de lumière se mêlaient aux mélodies fluides de l’ambient. Un saxophoniste aux cheveux blancs s’offrait le péril du remix en direct par un des DJ répartis autour des œuvres exposées. La musique, obsessionnelle et changeante, conférait à ces fantaisies une unité qui m’avait échappé lors de ma première visite. J’avais au moins quinze ans de plus que la plupart des corps mouvants de la pièce et je vis naïvement dans cet écart la cause de l’enquête de Juan.
-    Tu aimes ? hurla-t-il.
-    Beaucoup. Qui sont les musiciens ?
-    Des bons ! Arnhem Groove ! Je t’offre un verre ?
-    Ce n’est pas gratuit ?
-    Pas quand il y a des visiteurs !
En soirée le bar ne servait que des boissons énergisantes. Alors que mes oreilles s’étaient tout de suite découvert une nouvelle patrie dans la musique, mes papilles furent plus rétives aux breuvages coutumiers de ce genre de fête. Vingt minutes plus tard, je n’en étais pas moins en train de m’agiter en compagnie d’une jeune créature au nombril adamantin.
-    Tu viens souvent ? me dit-t-elle.
-    J’habite ici !
-    Ouais génial !
L’absence appuyée d’agressivité m’avait tout d’abord énervé, mais elle contribuait à la griserie de la fête. Le rejet total du monde extérieur se doublait d’un angélisme béat pour tous ceux qui participaient du nouvel univers. On avait envie d’y croire. Les boissons et les cachets renforçaient l’illusion d’appartenir à cette nouvelle humanité. Un peu plus tard, Juan revint vers moi. Il était en compagnie d’une ravissante nymphette qui buvait ses paroles et qui me gratifia d’un sourire ravi dès qu’il se mit à me parler.
-    Que fais-tu demain matin ?
Je haussai les épaules et les sourcils.
-    Est-ce que je peux te demander un service ?
-    Bien sûr !
-    Voilà, nous n’avons personne pour assurer la permanence de la coordination demain matin. Pourrais-tu t’en charger ?
-    Mais j’en serais incapable !
-    Pas d’angoisse. Je serai là jusqu’à dix heures et cela nous laisse amplement le temps de te mettre au parfum.
-    Bon. Si tu penses que ça pose pas de problème…
-    OK. On se voit au petit déj ?
Juan se dirigea vers la porte avec sa nymphette et je ne les revis plus de la soirée. J’entraînai Coralie, ma nouvelle amie, vers le bar où je nous commandai deux boissons supplémentaires. Pensant à celui qui nous les offrait, j’entrechoquai bruyamment nos boîtes en criant « A la tienne ! ». L’expression fit rire Coralie et je lui proposai la visite de mon tas d’anoraks où la preuve me fut enfin donnée que tout n’est pas fade et contrefait dans la jeunesse d’aujourd’hui.

Je me réveillai dès le début des activités diurnes du squat. Coralie s’était évaporée dans la nuit – parents, lycée, travail, que sais-je ? – mais elle m’avait laissé des odeurs et des souvenirs qui transformaient mes anoraks de faillite en cinq étoiles. J’avais à mes trousses les médias, toutes les polices de mon pays, une multinationale criminelle, une secte massacrait en mon nom et j’étais sur un nuage. Je ris de l’excellence de mon caractère et descendis prendre un petit déjeuner en me disant qu’il faudrait peut-être commencer à réagir.
Juan m’attendait. Il m’adressa un petit signe et, mon plateau rempli, il m’emmena de suite au dernier étage pour ne pas perdre plus de temps. Le bureau ressemblait à ceux de certains patrons lassés du verre et de l’acier. Le décor était de bric et de broc. De grandes tables de bois encombrées de dossiers et d’ordinateurs faisaient face au coin salon composé de fauteuils et d’un canapé dépareillés. La pièce regorgeait de plantes vertes et le plancher centenaire confortait cette image de chaleur conviviale.
-    Tu sais te servir d’un ordinateur… Oui ? Nous avons une ligne spécialisée sur laquelle arrivent toutes nos informations. Il faudrait que tu les ranges au fur et à mesure dans les dossiers correspondants. Tu verras, c’est limpide : tout arrive avec un code indiquant la catégorie. Vérifie simplement que l’info ne figure pas déjà dans la base. De toutes façons nous ne recevons guère plus de dix messages par demi-journée. Cela te laisse du temps pour terminer le fax-mailing du communiqué de presse. Voilà la liste des numéros qui n’ont pas été traités. Il te suffit de les entrer dans le logiciel … comme ça. Pigé ? Bon, à part ça, le téléphone sonne pas mal. Il faudrait que tu puisses jeter un coup d’œil à ce dossier bleu pour pouvoir répondre efficacement. Les questions sont toujours les mêmes…
Resté seul dans le bureau, je commençai par terminer mon petit déjeuner puis je me lançai dans l’exploration du disque dur de l’ordinateur principal de la coordination. Une demi-heure plus tard, j’avais pulvérisé le record de tous les jeux disponibles, mais je n’avais toujours pas reçu d’email ni de coup de téléphone. Soudain, le bureau me parut étrangement vide. Cette réflexion m’avait à peine traversé l’esprit qu’une sonnerie retentit.  Je pestai contre celui qui m’arrachait à mon divertissement mais j’eus à cœur de répondre aussi professionnellement que possible :
-    Coordination citoyenne, bonjour !
-    Bonjour, je suis Jacques Dechipre à Joinville. Je voudrais savoir comment participer à vos actions.
J’attrapai sagement le dossier bleu pour m’acquitter de la corvée. Le téléphone, sans fil, me permettait de me dégourdir les jambes tout en débitant les informations. Les grandes fenêtres du bureau donnaient sur une petite rue calme située sur le côté du bâtiment. J’exécutai mon travail avec zèle : horaires, adresses, numéros de téléphone. A l’autre bout du fil, l’homme feignait de noter tout ce que je lui disais. Il me donnait ainsi l’occasion de relever les yeux de ma feuille et d’observer ce qui se passait trente mètres plus bas. C’est alors que j’aperçus la camionnette vert pâle dans laquelle Charles avait été enlevé. Elle était garée dans la rue, presque sous mes fenêtres. Lors du kidnapping, je n’avais pas eu la présence d’esprit de relever le numéro d’immatriculation (Il faisait peut-être trop noir ?), mais je reconnus le toit ouvrant. Il n’y avait pas de doute possible.
-    Pouvez-vous me donner l’adresse de la réunion hebdomadaire du groupe 94 ?
-     …
Comment avaient-ils pu me retrouver ? Il devenait urgent de répondre à quelques questions simples… Je sentis mon cœur s’accélérer.
- Oui… Ne quittez pas, je me suis embrouillé dans mes papiers… Je vous retrouve ça tout de suite.
Trois étages plus bas, des voix retentirent :
-    Personne ne bouge ! Contrôle d’identité.
Je me réfugiai dans une chambre avoisinante et tentai de me calmer. Des tas de chemises et d’anoraks me tendaient les bras. ! Les trois ou quatre hommes que je devinais dans l’escalier ne pourraient pas tout retourner dans les sept étages du squat. Mais je craignais que les agents qui montaient maintenant vers moi fussent plus tenaces que de simples policiers venus pour une manœuvre d’usure ou d’intimidation.
Je me penchai par la fenêtre. Les décorations, calicots et autres œuvres expérimentales avaient transformé la façade de  l’immeuble en mur d’escalade pour débutant. Malgré mon vertige épisodique, je me lançai. Je commençai la descente sur la cascade de vélos : des carcasses de bicyclettes étaient soudées aux grilles des balcons sur plusieurs étages. De gros dauphins en plastiques compliquaient un peu l’exercice, mais le reste fut presque une partie de plaisir et, pour la première fois, je me réjouis de vivre dans un monde où les passants regardent le bout de leurs chaussures.
Le sentiment d’être traqué par plus fort que soi ne facilite pas la réflexion. Pour me calmer, j’enfilai quelques rues d’un pas exagérément souple et détaché. Je remontai vers le Nord jusqu’aux alentours du boulevard Trudaine. C’est là qu’une jolie femme blonde d’une quarantaine d’années me demanda le chemin de Montmartre. Elle s’exprimait avec un fort accent slave qui  m’apparut comme la cerise sur le gâteau fort appétissant de ses charmes classiques. Ne sachant pas où aller, je n’eus pas à me détourner de mon chemin pour l’accompagner vers sa destination. Elle souriait d’une façon qui me donnait déjà l’espoir de résoudre pour une nuit mon problème. Je la jouai grand seigneur en m’acquittant de mon office de guide avec brio. Des profondeurs de ma mémoire, j’extrayais avec ferveur toutes les informations relatives au quartier.
Je commençais par lui parler des carrières de Montmartre et elle apprit de ma bouche que la Compagnie de Jésus y avait été crée. L’itinéraire s’inscrivait de lui-même : montée au Sacré-cœur par quelques rue typiques, un verre place des Abesses puis estocade finale devant la tombe de Stendhal.
Milada, c’était son nom, jouait la touriste à la perfection. Lorsque j’aperçus la camionnette, j’étais lancé dans une histoire du milieu de Pigalle. Il était déjà trop tard.

Quand je m’éveillai, Milada me regardait d’un air grave. Elle était vêtue d’une blouse blanche et ne disait mot. Je crus lire dans son regard quelques regrets, de la peur peut-être. Je ne voyais qu’elle mais j’entendais qu’une autre personne au moins s’affairait dans la pièce. Je voulus toucher ma tête endolorie et je découvris que j’étais solidement attaché sur un lit, sanglé de partout. Me voyant m’agiter, Milada me fit signe que cela ne servait à rien. Elle semblait désolée. Je commençai à avoir peur.
C’est alors qu’un homme est entré dans la pièce en criant quelque chose que je ne compris pas. Une autre voix d’homme, (celui qui s’affairait dans mon dos ?) lui répondit d’un ton désagréable et qui se voulait autoritaire. Milada se recula de quelques pas. Ma tête me faisait très mal, mais j’essayai désespérément de retrouver le fil d’une histoire qui m’avait fait comprendre l’amharique au Luxembourg. Les deux hommes criaient de plus en plus fort. L’empathie tardait à se mettre en route. Heureusement, ils passèrent à une langue plus consensuelle.
-    M. Martin n’a pas à s’ingérer dans mes recherches, hurla celui qui venait d’arriver.
-    La sécurité du groupe passe avant vos recherches et vos prétendues prérogatives.
-    Belholavec, il n’est pas question que je vous laisse effacer ce sujet !
-    Il n’y a malheureusement pas d’autre solution Neumann. Vous voudriez peut-être le mettre en cage dans votre labo ? Avec vos chimpanzés ?
-    Vous savez où vous pouvez vous le foutre votre humour ?
-    Calmez-vous, je vous en prie, calmez-vous, implora Milada d’une voix blanche.
-    Vous avez raison, Mlle Tallich, reprit le premier. Réfléchissons à une solution.
-    Mais Neumann, soyez raisonnable. Il y a déjà beaucoup trop de personnes au courant de cette histoire. Vous avez isolé la molécule : que vous faut-il de plus ? L’offrir à l’UNESCO ? Et le remettre dans la nature ? Vous voyez bien que c’est impossible !
-    Si vous étiez biologiste je pourrais tenter de vous expliquer mes problèmes : j’ai encore besoin de lui !
-    Que proposez-vous ?
-    Ecoutez : pourquoi ne pas le confier aux talents de Mlle Tallich ? Tout le monde serait content.
-    Mmm, je n’y avais pas pensé. Bon, je téléphone à Martin pour savoir ce qu’il en dit. Attendez-moi là. J’en ai pour dix minutes.
Restés seuls avec moi, Neumann et Milada se contentèrent de soupirer en silence pendant quelques minutes. Puis, c’est Neumann qui revint à la charge :
-    Je ne vous comprends pas. C’est quand même plus intéressant que de cryogéniser des souris !
-    Oui, répondit Milada d’une voix blanche, vous lui sauvez peut-être la vie…
Cet embryon de conversation fut interrompu par le retour de Belholavec.
-    C’est OK, dit-il. On l’envoie faire un tour vers le zéro absolu !
-    Bon, dit Milada, je vais le préparer.
-    Je vais vous aider à le déshabiller, dit Belholavec
-    Je vous remercie, c’est inutile. Je vais l’endormir avant.
J’entendis les deux hommes réconciliés sortir de la pièce et Milada passa derrière moi. Elle revint peu de temps après, munie d’une grosse seringue laiteuse. Je sentis qu’elle se serait bien rejouée la scène initiale du « Monde selon Garp » mais les voix de Neumann et de Belholavec, qui nous parvenaient toujours de la pièce d’à côté, la dissuadèrent d’assouvir cet appel. « Au revoir » murmura-t-elle simplement en me plantant sa seringue dans le cou.
Dix minutes plus tard, je sentis qu’elle m’enlevait une chaussure pour planter dans mon pied une autre aiguille. Je trouvai la force de ne pas bouger et me servis de cette impulsion pour dissiper définitivement l’effet soporifique de l’injection. Je sentis les mains maladroites de Milada défaire les boutons de ma chemise avant de s’attaquer à la boucle de ma ceinture. Lorsque ma main s’écrasa sur sa bouche, je lus dans ses yeux une épouvante causée par le châtiment inéluctable de son échec.
-    Ce n’est pas bien de travailler pour des assassins, lui dis-je à mi-voix.
Elle s’écrasa voluptueusement contre moi, attendant avec résignation le coup qui l’envoya visiter le pays qui est au Dr Freud ce que le Soudan fut au Dr Livingstone. Dans la pièce d’à côté, la surprise fit les trois quarts du boulot et l’expédition des deux contremaîtres ne fut plus qu’une formalité. Je retournai prendre ma chaussure auprès de Milada dont la blouse retroussée par la chute découvrait deux cuisses rondes et luisantes comme des parvis de cathédrales. Comme aurait dit Schoenberg, il avait encore tant de chose à dire en do majeur…

-    Bonjour Madame, je voudrais parler à M. Balthazar Conléon… vous savez quand il sera libre ?… Bon, je suis Daniel de Saint Julien, dites-lui  que je suis Chez Ariane, en face de votre bureau, il peut m’appeler ou venir prendre un café lorsqu’il sera libre… Je vous remercie.
Je connaissais Balthazar depuis un séjour à Saint Julien, quinze ans plus tôt. J’avais rattrapé sa fille de quatre ans dans les eaux d’un étang glacé pendant qu’il jouait au cerf-volant avec son fils. Je n’avais pas eu besoin de plonger, ni même de me mouiller les pieds, mais cette action héroïque scella notre amitié. Depuis, nous nous rendions une invitation à dîner tous les six ou huit mois. Balthazar s’était fait une place dans le monde de la banque et gérait avec brio mon modeste portefeuille boursier.
En l’attendant, je ressassais jusqu’à la nausée le paradigme nauséeux des romans de gare : l’ami de toujours massacré par les brutes aux trousses du héros. Je regrettai déjà d’être venu. Ces réflexions accrurent d’autant le sentiment de gratitude qui m’inonda lorsque Balthazar vint s’asseoir à ma table.
-    Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de ta visite ? me lança-t-il avec sa discrétion habituelle.
 Si je ne l’avais pas connu depuis si longtemps, j’aurais pu croire qu’il me snobait. Mais Balthazar avait vu les infos, lu les journaux et c’était sa manière de me dire que tout cela ne comptait pas. Je le remerciai d’être venu si vite.
-    A combien se monte mon portefeuille ?
-    On devrait aller dans mon bureau pour ça, mais il doit y en avoir pour cent mille euros.
-    Ça te pose un problème d’antidater une transaction de 24 heures ? Depuis, je suis mort !
Quelques minutes plus tard, je signai quelques papiers et Balthazar me remit cinquante mille euros en liquide sans me poser de question mais en me promettant que tout serait régularisé.
-    Balthazar ! Tu me sauves peut-être la vie. Inutile d’en rajouter ! 
-    Tiens, c’est le numéro de code pour accéder à notre réseau. Tu peux avoir envie de m’envoyer un petit message…N’hésite pas à t’en servir si tu as besoin de quoi que ce soit.