Le train entre lentement dans la gare souterraine. On entend la sourde rumeur de la foule lassée par l’attente. La rame arrive bondée. Répugnant à me comporter comme mes congénères, j’ai déjà laissé passer la précédente. Du bétail, m’étais-je dit, du bétail. Mais je comprends maintenant que je n’ai pas le choix. Si je ne veux pas passer la soirée sur le quai, il faut pousser. Manque de chance, je ne suis pas en face d’une porte lorsque le train s’arrête. La friction de ceux qui veulent monter avec ceux qui veulent descendre dure une éternité. Ceux qui entrent dans la rame s’arrêtent dès la porte franchie. Ils ne veulent ni pousser ni être poussés et ne répondent pas à ceux qui leur enjoignent d’avancer dans le fond du train. Par-dessus la tête des derniers arrivés, j’attrape la barre verticale située à un mètre du quai et je tire de toutes mes forces. La foule se remodèle en grommelant. Je suis dans le train. C’est une rame à deux étages. A ma gauche, je vois ceux qui sont en haut du petit escalier lire leurs journaux dépliés dans le couloir.
- Pourriez-vous monter s’il vous plait ?  Il reste plein de gens sur le quai.
Personne ne me voit, personne ne m’entend. Je me fraie alors un passage. Le petit escalier est aussi encombré qu’une entrée de magasin le premier jour des soldes. Tout pénétré de ma mission au service de ceux qui sont restés sur le quai, j’avance, je bouscule impitoyablement. Vaguement conscient de mon bon droit, ceux qui prennent mon coude ou mon genou dans une partie sensible se contentent de gémir. J’arrive à l’étage et, pour faire bonne mesure, je continue jusqu’au milieu de la rame. Un petit homme manifeste sa mauvaise humeur lorsque je déboule dans son Canard Enchaîné complaisamment étalé dans le passage.
- Vous pourriez faire attention tout de même !
- On fait mine de s’intéresser aux grands problèmes, dis-je en molestant le canard, mais on est aveugle à ceux qui restent sur le quai !
Je sens immédiatement l’empathie transpirer autour de moi. Suggérer que j’étais de côté de ceux qui viendraient bientôt dans notre petit monde protégé suffisaient à faire croire à mon public que cette irruption serait pacifique, tapageuse tout au plus.
- Je lis mon journal. Si ça vous pose un problème, on peut régler ça…
Je le toise de très près pour bien lui faire sentir les deux têtes qu’il me rend.
- Je vous trouve bien présomptueux.
- Oui, ça c’est vrai, enchaîne une dame. Je ne le trouvais pas très poli non plus.
J’ai gagné, mais je découvre que mes supporters ne connaissent pas le sens du mot présomptueux. Est-ce pour cela qu'il y a si peu de commentaires sur mon blog ?